ALBERTINE DE MERRIS
COMÉDIE
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du
Gymnase, le 14 septembre 1807.
A ALEXANDRE DUMAS FILS
Souvenir d'une vieille amitié
Amédée Achard.
POISSÏ. — TVP. ET STÉR. DE AUG. BOUIlEI.
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ALBERTINE
DE MERRIS
COMÉDIE EN TROIS ACTES
PAR
AMÉDÉE ACHARD
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 DIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
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PERSONNAGES
M. DE BRÉVANS MM. Nertann.
M. DE CERCLAUX. Villeray.
JOSEPH DE CELLES I'ohel.
M. DE CHAZEUIL Francès.
MADAME DE MEHRIS (Albertine) Mmes Pasca.
MADAME DE CIIAZEL’IL (Antoinette) Pierson.
FANNY DE YARANNES Massin.
Un Vai.et de chambre MM. Ulric.
Un Domestique Reimers.
De nos jours, à Paris. — Les deux premiers actes chez madame
de Merris, le troisième chez madame de Chazeuil.
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ACTE PREMIER
Salon élégamment meublé. Porte an fond. Portes dans les pans
coupés. A gauche, fenêtre, canapé, petit meuble à ouvrage. A
droite, piano, table.
SCÈNE PREMIÈRE
ANTOINETTE, un Valet de ciiambhe.
ANTOINETTE, entrant par le fond.
Madame de Morris n’est pas encore rentrée?
LE VALET DE CHAMBRE.
Non, madame.
ANTOINETTE.
Mais mademoiselle Fanny est là?
LE VALET.
Mademoiselle Fanny attend madame. La voici.
Il sort.
%
SCÈNE II
ANTOINETTE, FANNY, venant du pan coupé à droite.
ANTOINETTE.
Eh bien, qu’y a-t-il?
FANNY.
Je vous demaude pardon de vous avoir . dérangée de si
bonne heure... Vous y êtes si peu habituée...
ANTOINETTE.
Je me repose beaucoup, c’est vrai; mais je n’en ai que
plus de force le jour où mes amis ont besoin de moi!...
Est-ce pour vous?
FANNY.
Non; M. de Merris est très-malade.
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1
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ALBERT1NE DE MER RIS
ANTOINETTE.
M. de Merris! où est-il?
FANNY.
A Strasbourg...
ANTOINETTE.
Alors, on vous a écrit?
FANNY.
Justement!... pour que je prévienne adroitement et dou-
cement madame do Merris.
ANTOINETTE.
Qui ne se doute encore de rien ?
FANNY.
De rien!
ANTOINETTE.
Ht qui est en ce moment...?
FANNY.
Chez sa mère... J’ai profité de son absence.
ANTOINETTE.
Et cette maladie est vraiment grave ?
FANNY.
On n’a plus d’espoir!
ANTOINETTE, après tin temps.
lieu! heu! uno fluxion de poitrine ?...
FANNY.
Une congestion cérébrale!
ANTOINETTE.
Aïe! aïe! Le fait est qu’il était gros... le cou court...
ce pauvre M. de Merris... gros mangeur avec ça.
FANNY.
Que pensez-vous qu’il faille faire?
ANTOINETTE.
Dame!.. Laissez-moi m’asseoir... (Ella s’assied sur lo canapé.)
S’il y avait moyen de cacher toujours à Albertine la mort
de son mari... mais c’est bien difficile... Elle finirait par
s’en apercevoir... si peu qu’elle vive avec lui... car ils ne
vivaient pas beaucoup ensemble!
FANNY.
M. de Merris avait tant d’affaires...
ANTOINETTE.
Et elles étaient toujours si loin de sa femme!... Sera-ce
un grand chagrin pour Albertine ?
FANNY.
Si je ne le pensais pas... je n’hésiterais pas tant...
ANTOINETTE.
On pense cela d’abord... et puis... Alors, vous croyez
qu’elle aime son mari ?
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ACTE PREMIER
3
FANNY.
Je n’en doute pas... D’ailleurs, la mort. .
ANTOINETTE.
Oui, ça surprend toujours, parce qu’on ne veut rien
prévoir. Le monde est si têtu... on vit au jour le jour!...
Aussi, moi qui ai horreur des émotions imprévues, en me
réveillant, je commence par prévoir tous les malheurs qui
pourraient m’arriver dans la journée. C’est une affaire
a’une demi-heure à peine, et me voilà tranquille jusqu’au
soir... Eh bien, savez-vous ce qu’il faut faire?
FANNY.
Dites, madame.
ANTOINETTE.
Il ne faut rien dire pour commencer. Nous ne pouvons
rien sur les événements... attendons... A-t-il recouvré sa
connaissance, M. de Merris?
FANNT.
Non!
ANTOINETTE.
Ce n’est donc pas lui qui a demandé à voir sa femme?
FANNT.
Non.
. ANTOINETTE.
Il n’y a rien à lui faire signer?
FANNT.
Rien! Toutes les affairas sont en règle... Ils sont séparés
de biens, comme vous savez, et il n’y a pas d’enfants.
A NTOINETTE.
Me voilà bien décidée... attendons... De deux choses
l’une : ou il en reviendra...
FANNY.
Dieu le veuille!
ANTOINETTE, machinalement.
Dieu le veuille I.. ou il n’en reviendra pas... Dans le
premier cas, nous aurons sauvé une éhiotion à Alberline.
Dans le second cas, nous no lui en aurons donné qu’une...
la dernière. (Sc levant et réfléchissant:) Oh! que ce serait drôle 1
FANNT.
Quoi donc?
ANTOINETTE.
Une idée qui me vient.
FANNY.
Peut- on la connaître?
ANTOINETTE.
Ce serait difficile, de ne pas connaître une idée qui me
* F<*niiy, Antoinette.
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albertine de mer ris
vient. Je dis tout ce qui me passe par la tète... Je le dis
même quelquefois auparavant! (En confidence.) M. de Cer-
claux.
FANNY.
M. de Corclaux?
ANTOINETTE.
Vous ne connaissez pas M. do Cerclaux ?
FANNY.
Si je le connais?... Je luidois toutl
ANTOINETTE.
Au fait, c’est lui qui vous a mise en rapport avec Al-
bertine.
FANNY.
Et qui lui a demandé de nie garder auprès d’elle.
ANTOINETTE.
En quoi il a ou bien raison... pour toutes les deux... car elle
vous aime bien... et moi aussi... et vous lui êtes bien
utile. Quel âge aviez-vous quand il est parti ?
FANNY.
Dix-sept ans.
ANTOINETTE.
Et vous en avez?
FANNY.
Vingt-deux.
ANTOINETTE.
Ça fait cinq ans que vous êtes ici?
FANNY.
Juste!
ANTOINETTE.
Cinq ans'... Mais, alors, j’en ai vingt-neuf, moi?
FANNY.
Est-ce que vous no vous en souveniez pas?...
ANTOINETTE.
On oublie toujours quelque chose... Vingt-neuf ans...
FANNY.
Eh bien, et M. de Cerclaux?
ANTOINETTE.
11 va arriver.
FANNY.
D’Amérique?
ANTOINETTE.
Oui, de Venezuela.
FANNY.
D’Amérique, enfin.
ANTOINETTE.
Vous savez donc que Venezuela est en Amérique?
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ACTE PREMIER 3
FAN N Y.
Naturellement!
ANTOINETTE.
Que c’est heureux de savoir ces choses-là!... Je n’ai jamais
pu rien en apprendre, moi...
FANNY.
Et quand arrive-t-il?
ANTOINETTE.
Aujourd’hui. *
FANNY.
Aujourd’hui!
ANTOINETTE.
Cela vous fait plaisir?
FANNY.
Vous le demandez!
ANTOINETTE.
N’ètes-vous pas un peu sa parente?
FANNY.
Non. J’étais la fille du meilleur ami de son père, voilà
tout... Mais il a fini par me considérer comme de sa famille,
à ce point, qu’après m’avoir recommandée aux autres quand
il ne pouvait presque rien pour moi, depuis qu’il a fait fortune,
il m'a constitué une dot.
ANTOINETTE.
C’est magnifique, cela.
FANNY.
Et inutile, malheureusement. Je ne me marierai jamais.
ANTOINETTE. *
Jamais!, Pourquoi?
FANNY.
Parce que je suis heureuse comme je suis.
ANTOINETTE.
Eh bien , je crois que M. de Cerclaux n’est pas dans les
- mêmes idées que vous.
FANNY.
Qui vous fait supposer?...
ANTOINETTE.
Et qu’en revenant ici, il a, ou plutôt, il aura l’idée du ma-
riage.
FANNY.
Lui !
ANTOINETTE.
Il est parti aimant Albertine do tout son cœur, et il revient
plus épris d’elle que jamais!...
FANNY.
Ah !
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ALRERTJNE DE MERRIS
v ANTOINETTE.
Qu’avez- vous donc?
F AN NV.
Rien !... Jo comprends votre exclamation de tout ù l'heure.
En efl'et, co serait drôle, comme vous dites, que M. de Mer-
ris mourût juste au moment où M. de Corclaux revient...
comme il est drôle...
ANTOINETTE.
Que M. cfc Corclaux revienne juste au moment où M. do
Morris...
FANNY.
Malheureusement ou heureusement, M. de Merris vit en-
core.
. ANTOINETTE.
Comme vous dites cela !
FANNY.
C’est que, si drôle que doive être un pareil hasard, je n’en
suis pas encore, quel que soit mon attachement pour M. de
Cerclaux, à souhaiter, môme en vue de son hou lieu r, la mort
d'un homme à qui je dois au moins la moitié de ce que sa
femme a fait pour moi.
ANTOINETTE.
Moi non plus, chère enfant, croyez-le bien. Seulement,
j’admire les combinaisons possibles du hasard, voilà tout;
et si Albertine aime M. de Cerclaux comme elle en est ai-
mée...
FANNY.
Elle ho l’aime pas!
ANTOINETTE.
Vous en êtes sûre?
FANNY.
J’en suis sûre!. . Si elle l’eût aimé, elle l’eût épousé.
ANTOINETTE.
Il y avait des obstacles. M. de Cerclaux était sans fortune,
sans appui... et le père d’Alberline ne transigeait pas sur ces.
questions... Enfin, si elle ne l’aime pas, il l’aime, lui... et
quand on a fait deux mille lieues, — il va bien deux mille
lieues de Venezuela à Paris? — pour revoir une personne ai-
méo et qu'on la trouve libre, il y a bien des chances pour
qu’on arrive à la convaincre.
FANNY.
Tout est possible, madame. Quant à moi, je ferai tout co
que je devrai faire pour le bonheur de ceux que j’aime.
ANTOINETTE, à part.
J’ai parlé trop tôt!... Elle aime M. de Cerclaux!... Pauvre
petite!... hum! ça passera, (liant.) Nous ne parlons pas de la
maladie de M. do Merris, c’est convenu.
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ACTE PREMIER
1
F A N N V . '
On doit m’envoyer une nouvelle dépêche, attendons.
SCÈNE 111
Les Mêmes, JOSEPH.
JOSEPH, entrant du fond *.
Bonjour, marraine.
ANTOINETTE.
Ah! tu m’as fait une peurl... Si tu saluais mademoiselle
de Varannes?
JOSEPH.
Mademoiselle!...
FANNY.
Monsieur!
JOSEPH.
Votre santé est bonne?
FANNY.
Très-bonne, monsieur, je voué remercie, (a Antoinette , en
remontant. ) Maintenant que vous n’ôtes plus seule, madame,
me permettez-vous d’aller reprendre mes comptes?
JOSEPH **.
Toujours l’aiguilloou la plume à la main?
FANNY.
Mes mains s’ennuient quand elles ne font rien.
JOSEPH.
Ce n’est pas comme moi... dès que je travaille, je m’en-
dors 1
FANNY, à Antoinette qui l’accompagne.
Sans adieu, madame. (Bas.) Si la dépêche qu’on m’annonce
est mauvaise, je veux que tout soit prêt pour le départ.
Elle sort par le pan coupé à droite.
* Fanny, Antoinette, Joseph.
** Antoinette, Fanny, Joseph
s
ALBERT IN K DE MERR1S
SCÈNE IV
ANTOINETTE, JOSEPH.
JOSE P IJ, près rta la fenêtre *.
Drôlo de petite fille !... Elle m’ennuierait joliment, si je l’a-
vais pour femme.
ANTOINETTE.
Alors, vous êtes faits l’un pour l’autre, car tu l’ennuierais
joliment aussi; c’est une fille du plus haut mérite, sage, éco-
nome, dévouée...
JOSEPH.
Oui... oui... une personne qui trotte et qui range... classe
des fourmis...
ANTOINETTE, allant se rasseoir sur lo canapé.
Et tu as plus de goût pour les femmes qui grignotent tout
le long du jour, et le soir font des cabrioles... classe des rats.
Plaisanterie à part, sais-tu ce que je ferais à ta place?
Joseph **.
Un conseil, de si bonne heure!... Vous me faites trembler!
ANTOINETTE.
J’épouserais Fannv.
JOSEPH.
Quand je le disais!
ANTOINETTE.
Bonne action d’abord.
JOSEPH.
Je ne travaille pas dans la vertu.
ANTOINETTE.
Et bonne affaire ensuite.
JOSEPH, prenant nno chaise et s’approchant du canapé.
Est-ce qu’elle est riche?
ANTOINETTE.
Voilà le grand mot !... Mademoiselle de Varannes est une
personne avec laquelle un homme aura grand’pcine à faire
des bêtises... Ça t’irait comme un gant.
, _ JOSEPH, s’asseyant.
Mais vous savez bien que c’est impossible !
ANTOINETTE.
Et pourquoi?
JOSEPH.
Je vous aime!
* Joseph, Antoinette.
* * Antoinette, Joseph.
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ACTE PREMIER
9
ANTOINETTE.
C’est juste! Il est deux heures. Ton amour me rappelle le
canon du Palais-Royal... Il part tous les jours à la même
heure... mais on est prévenu, ça ne surprend plus per-
sonne.
- josEPn. .
Je vous jure...
ANTOINETTE.
Tu recharges? Attends à demain. Non, vrai, si c’est par
politesse que tu crois devoir me faire la cour... à domicile et
en ville, ne fais pas de cérémonie... c’est inutile entre pa-
rents...
JOSEPH.
Entre parents?
ANTOINETTE.
N’es-tu pas mon filleul?
JOSE PH.
Ce n’est pas une parenté, ça.
ANTOINETTE.
C’est encore mieux !... J’ai sept ans de plusque toi. ..je suis
ta marraine... Songe donc que je t’ai bercé... et que je t’ai
vu teter!
JOSEPH.
Voilà des raisons...
ANTOINETTE.
Des raisons qui datent de loin. (Mouvement de Joseph.) Mais,
malheureux, moi qui te parle, je t’ai emmaillotté.
JOSEPH.
Des reproches!
ANTOINETTE.
Je ne poux pourtant pas te prendre au sérieux.
JOSEPH.
J’en ferais bien autant pour vous, moi! Mais, c’est bien !...
j’attendrai que j’aie votre âge... voilà tout! (il se lève.)
ANTOINETTE.
Comment! que tu aies mon âge?
JOSEPH.
Naturellement ! Vous avez vingt-neuf ans, n’est-ce pas?
ANTOINETTE.
No crie pas si fort!
JOSEPH.
Vous allez en avoir trente.
ANTOINETTE, en confidence.
Oui... l’an prochain.
JOSEPH.
Les années prochaines ne sêrvent qu’à ça... Quand vous
aurez trente ans, vous ferez comme toutes les femmes, vous
% '
1 .
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ALBERTINE DE MERRIS
vous arrêterez... Moi qui ne suis pas femme, je continuerai,
et il viendra un moment où je vous rattraperai... je vous
dépasserai même... Alors, vous ne m'appellerez plus votre
filleul et vous me prendrez peut-être au sérieux!
ANTOINETTE.
Ce n'est pas mal, ça, pour un membre du petit cercle...
Eh bien, c’est convenu ... remettons ça à tes trente ans.
Touche là!
JOSEPH.
Et, d’ici là... rien... pas une petite aumône?...
ANTOINETTE. '* >
Merci! est-ce que je n’ai pas mon pauvre?
JOSEPH.
Qui?
• ANTOINETTE.
Comment! qui? Est-ce que je ne m’appelle pas ma-
dame de Chazeuil? est-ce qu’il n’y a pas un M. de Gha-
zeuil?
josEPn.
Votre mari? Oh!
ANTOINETTE.
Ce n’est donc rien, u.i mari ?
JOSEPH.
C’est quelque chose, certainement, mais ce n’est pas une
raison pour y penser toujours.
ANTOINETTE.
Quand on en a l’habitude, c’est bien commode, va. As-:u
vu M. de Chazeuil?
JOSE P H.
Oui; c’e^t lui qui m’a dit que vous étiez ici. a Va retrouver
ma femme, m a- t-il dit... c’est ton heure. Tu lui manques
sans doute, fais-lui la cour... »
ANTOINETTE, ri.int.
Ah! il t’a dit...?
josEpn.
Oui... ça m’humilie, même... a Et tu lui diras que j’irai la
prendre pour ia conduire au Bois. »
ANTOINETTE.
Qu’est-ce qu’il faisait, M. dé Chazeuil?
JOSEPH.
Il faisait sa bas bc !... 11 n’est pas beau quand il fait sa
barbe!
ANTOINETTE.
Mais quand elle est faite, aussi !
JOSEPH .
Ah çàl vraiment, vous l’aimez donc, votre mari?
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ACTE PREMIER
il
ANTOINETTE.
Si j’aime mon mari?.,, mais je l’adore!... D'ailleurs, quelle
est la femme qui n’aime pas son mari? Dans quel monde vis-
tu donc?... C’est si facile... On a toutes les émotions sans se
déranger... Ah! paresseuse comme je suis, s’il m’avait fallu
aimer celui-ci et puis celui-là ! qu’est-ce que je deviendrais ?„.
Rien que d’y penser, cela me donne des envies de dormir.
JOSEPH, derrière le cauapé.
On n’en aime qu’un.
ANTOINETTE.
Lequel?
JOSEPH.
L’autre... comme...
ANTOINETTE.
Comme?...
JOSEPH.
Comme certaines personnes à qui leurs pauvres ne suffisent
pas... Ainsi, par exemple... madame...
ANTOINETTE.
Madame?... ,
JOSEPH.
Madame de Merris
ANTOINETTE.
Je ne comprends pas.
JOSEPH.
C’est pourtant bien clair... M. de Brévans...
ANTOINETTE.
Eh bien, M. de Brévans?...
JOSEPH, s'éloignant.
Je vais dire comme vous tout à l’heure... Dans quel monde
vivez-vous? .Mon ami M. de Brévans est leTarquin bienvenu
de cette Lucrèce apprivoisée.
ANTOINETTE.
Où sommes-nous ici?
JOSEPH.
Chez madame de Merris.
ANTOINETTE.
Lh bien , mon cher filleul, quand on est reçu chez quel-
qu’un, que ce quelqu’un est une femme, et que cette femme
est abseute, on ne dit pas, même à vingt ans, si vous êtes un
homme du monde... une calomnie, ni une vérité de ce genre-
là ! Je te passe bien des choses, mais je ne veux pas entendre
celle-ci. Madame de Merris est une honnête femme surlaquelle
il n’y a pas plus à dire que sur moi, ou sur ta sœur, ou sur
ta mère. Fût- elle coupable,— c'est une supposition que je '
fais là, — ton devoir serait de la défendre, et non de la
dénoncer. On reconnaît un véritable homme du monde à son
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A LBERTINE DE MERR1S
respect pour toutes les femmes, quelles qu’elles soient. Une
fois pour toutes, rappelle-loi cela, en entrant dans la vie.
JOSEPH.
Je vous assure qu’on m’a dit et de très-honnétes
gens...
ANTOINETTE.
Honnêtes? Hum ! Je te dis le contraire... ça suffit...
JOSEPH.
Tant mieux. Je le déteste, ce M. de Brévans... quoique ce
soit mon type... Toutes les femmes l’adorent...
ANTOINETTE.
Te plaît- il de faire une exception?
JOSEPH.
Oh! une; qui est-ce?
ANTOINETTE.
C’est moi !
JOSEPH.
Eh bien , vous exceptée, il n’a qu’à se montrer, il n’y en a
que pour lui... 11 a l’air insolent, avec ça... Mais patience,
j’aurai mon tour... Jelui en ménage une de ma façon... V’ousi
n’étes pas l’amie de Bavolette, n’est-co pas?
ANTOINETTE.
Qu’est-ce que ça, Bavolette?
JOSEPH, remontant entre le canapé et la fenêtre.
C’est une très-jolie personne qui, dans son enfance, a gardé
dans son pays des animaux qu’on ne voulait pas laisser aller
seuls I...
ANTOINETTE.
Et qui attrape aujourd’hui ceux qui n’ont pas do gardiens?
JOSEPH.
Justement.. t Or, figurez-vous...
ANTOINETTE.
Une confidence?... et que tu médites de faire pleuvoir sur
moi?... Attends que je m’arrange... là! (Elle s'étend sur le canapé.)
A présent, vers*’!
JOSEPH.
Vous ne tenez pas à la vertu de Bavolette, n : elle non
plus... Eh bien, vous me permettrez de dire que M. de Bré-
vans est l’heureux berger cie cetle brebis égarée... Mon lan-
gage est- il assez bucolique et convenable?
ANTOINETTE.
Tu es un bijou. Tu vois donc bien que M. de Brévans n’est
pas occupé ici, puisque... _
* Joseph, Antoinette.
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ACTE PREMIER
13
JOSEPH.
C’est ce que nous appelons une feinte... On affiche uno
Bavolette pour cacher une madame de Merris.
ANTOINETTE.
Encore!
JOSEPH.
Une femme du monde enfin... Mais, quelquefois, on pense
plus au fond à Bavolette, qu’on affiche et qui coûte cher,
qu’à madame X..., qu’on cache et qui ne coûte rien... Eh
bien, je me suis mis en tête de lui prendre sa Bavolette, à
M. de Brévans, parce que je ne puis pas lui prendre ma-
dame X..., et de la lui prendre pour rien, comme si c’était
une femme comme il faut... De cette façon il sera trompé, et
on le mettra parmi les Bartholo... classe des vieux... Ohf
c’est tout un plan I
ANTOINETTE.
Tu me rappelles Washington rêvant l’indépendance de
l’Amérique. Celqest beau, cela est grand, cela est sublime,
digne des enthousiasmes et des poésies de ton âge ! Prends
Bavolette, mon ami, prends et succède à M. de Brévans dans
l’estime et l’admiration publiques... c’est une belle des-
tinée I...
JOSEPH.
Vous vous moquez de moi?...
ANTOINETTE, sc levant.
Pas encore... C’est quand tu auras réussi, que je me mo-
querai de toi!
JOSEPH, se rapprochant, d'un ton câlin*.
Décidément, vous ne voulez pas ?
ANTOINETTE, passant devant loi.
Trahir Bavolette?... Fi donc!...
SCÈNE V
Les Mêmes, ALBERTINE, M. DE CHAZEUIL.
ANTOINETTE, à A! berline, qui entre avec M. de Chazeuil **.
Eh bien, vous ne vous cachez pas... Tu rentres comme ça,
bras dessus, bras dessous, avec mon mari!
ALBERTINE.
Imagine-toi que, pendant que tu avais la bonne pensée de
venir me voir, de mon côté, j’avais la bonne idée d’aller
t’embrasser. Je n’ai trouvé que ton mari !
* Antoinette, Joseph.
** Joseph, Albcrtinc, Antoinette, do Chazeuil.
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Il
ALDERTINE DE MERRIS
DE CHAZEUIL.
Et alors, j’ai offert à madame de .Merris de la ramener chez
elle et de venir vous prendre.
A LUE R TIN E .
J'ai accepté qu’il m’accompagnât, mais je refuse qu’il te
reprenne.
ANTOINETTE.
Tu fais bien. Nous avons à causer, et nous allons mainte-
nant renvoyer les hommes, dont nous n’avons plus besoin.
JOSEPH.
Déjà?
ANTOINETTE.
Comment, déjà ?... après uue heure de tète-à-tête... Tu
donnes des rendez-vous chez rnoi, à mon mari; j’en donne
chez loi à mon filleul... Tout cela est joli... Quelle société!
Et comme on a raison de dire que les femmes du monde ne
valent pas mieux que celles qui n’en sont pas... (a son mari.)
Monsieur do Chazeuil !
DE CHAZEUIL.
Madame de Chazeuil, née de Samarois?.,,
ANTOINETTE.
Voici ce que vous allez faire...
DE CHAZEUIL.
Je vais m’en aller... j’ai compris ça...
ANTOINETTE.
Oui, mais où allez-vous aller?... Vous n’en savez rien...
DE CHAZEUIL.
J’irai où vous voudrez, c’est bien clair... car je voisque-
vous allez me donner une ^commission.
ANTOINETTE, il Alberlino.
Où trouve- t-on dos enveloppes, ici?
ALBEUTINE, montrant la table.
Là...
Elle va s’asseoir sur le canapé.
ANTOINETTE, s’asseyant près de la table, et écrivant sur une de ses
cartes, au crayon
Monsieur de Chazeuil, vous irez à l’hôtel Meuriee.
DE CHAZEUIL.
Bien!
ANTOINETTE *,
Vous demanderez le locataire du l i.
Son nom ?
DE CHAZEUIL.
* Alberlino, Joseph, Antoinette, de Lbazeuii .
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ACTE PREMIER
13
ANTOINE! TE.
Si je voulais vous dire son nom, je vous le dirais. Le loca-
taire du 14, c’est bien simple.
DE CIIAZE VIL.
Faudra-t-il monter ?
ANTOINETTE.
Parfaitement... Le 14 est au premier.
jose ru.
C’est drôle 1
ANTOINETTE..'
Quand tu seras marié, tu monteras plus haut nue ca, ie
t’en préviens! 1 J
DE CHAZEUIL.
Et s’il n’est pas chez lui... le 14?
ANTOINETTE.
Il y sera.
DE CHAZEUIL.
Vous en êtes sûre?
ANTOINETTE.
Il m’attend, moi, — ou un mot de moi!
DE CHAZEUIL.
Et après?
ANTOINETTE.
Vous lui remettrez ceci et l’inviterez à dîner.
' DE CHAZEUIL.
Pour quand?
ANTOINETTE.
Pour ce soir...
DE CHAZEUIL.
Est-ce tout?
ANTOINETTE.
Oh! vous l’embrasserez si vous voulez!
, ' DE CHAZEUIL.
C’est bien leste !
ANTOINETTE.
Je ne me gène pas avec lui !
DE CHAZEUIL.
Faudra-t-il vous rapporter la réponse ici?
ANTOINETTE.
Ce n’est pas la peine... Vous me renverrez la voiture, et
j’irai vous reprendre.
DE CHAZEUIL.
Et c’est fini?
ANTOINETTE, se levant.
Oui... et emmenez Joseph!
DE CHAZEUIL.
Une jolie journée!
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16
A LBERTI NE DE MERR1S
JOSEPH, ii de Chazeuil, en sortant.
Elle nous trompe!
bE CHAZEUIL.
J’en ai peur!
Ils sortent par le fond.
SCÈNE VI
ANTOINETTE, ALBERT1NE.
ALBERTINE *.
Quel est donc ce mystère?
ANTOINETTE.
Une surprise que je veux te faire!
ALBERTINE, se levant.
A moi?
ANTOINETTE.
A toi !
ALBERTINE.
Au sujet de ce monsieur de l’hôtel Meurice?
ANTOINETTE.
Au sujet de ce monsieur...
ALBERTINE.
Je le connais donc?
ANTOINETTE.
Tu ne connais que lui !...
ALBERTINE.
Tu m’intrigues 1
ANTOINETTE.
Je l’espère bien... As-tu des nouvelles de ton mari ?...
ALBERTINE.
Pas depuis quelques jours...
ANTOINETTE.
Il allait bien?
ALBERTINE.
Très-bien... Sa dernière lettre était gaie, et j’avais même
envie de...
ANTOINETTE.
De...
ALBERTINE.
De partir pour le rejoindre...
ANTOINETTE.
Sans le prévenir?...
* Albcrtinc, Antoinette.
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Oui.
ACTE PREMIER
ALBERTINE.
17
C’est imprudent I
Tu crois?
ANTOINETTE.
ALBERTINE.
ANTOINETTE.
Les maris en voyage, ii faut toujours les prévenir... si l’on
veut les rejoindre. ..On pourrait mal tomber...
ALBERTINE.
Surtout avec M. de Merris.
ANTOINETTE.
Il n’a donc pas changé?
ALBERTINE.
Non!
ANTOINETTE.
Il est certain qu’il n’a pas mis un canif dans votre con-
trat, mais un sabre, et il taillait!...
ALBERTINE.
A qui le dis-tü? Ah! lu es bien heureuse, Antoinette!
ANTOINETTE *.
Je ne me plains pas... Tu peux l’être aussi...
ALBERTINE.
Comment cela?
ANTOINETTE.
Si M. de Merris par hasard te revenait?...
ALBERTINE.
Trop tard.
ANTOINETTE.
Si tu devenais veuve?
ALBERTINE.
Antoinette!...
ANTOINETTE.
Je sais bien que tu ne souhaites pas sa mort... Mais enfin,
nous sommes tous mortels... un malheur est bientôt arrivé...
heureusement, quelquefois... S’il disparaissait... tu es jeune...
toute jeune... qui t’empêcherait de te remarier?
ALBERTINE.
Moi? Impossible!
ANTOINETTE.
Pourquoi?
ALBERTINE.
Antoinette?
ANTOINETTE.
Eh bien ?
* Antoinette, Albertino.
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18
ALBERTINE DE MERRIS
ALBERTINE.
Tu es mon amie, n’est-ce pas?
ANTOINETTE.
Tu no peux pas en douter.
ALBERTINE.
Et tu es une honnête femme?
ANTOINETTE.
Je io crois.
ALBERTINE.
Regarde-moi bien en face.
ANTOINETTE.
Voilà!... Tu me fais peur!
ALBERTINE.
J’ai un amant...
ANTOINETTE.
Toi! (Albertine fait signe que oui.) Depuis quand?
ALBERTINE.
Depuis six mois! (Antoinette va à la fenêtre et l’ouvre.) Qu'est-ce
que tu as?... Tu ne veux plus me voir?
ANTOINETTE.
Es-tu folle?... Non, il m’a semblé que tout tournait au-
tour de moi... J’avais besoin d’air... Ça m’a pris au cœur...
et ça m’a serré.
Elle essuie ses yeux.
ALBERTINE.
Tu pleures?
ANTOINETTE.
Je m’attendais si peu... J’aurais répondu do toi... J’en ré-
pondais tout à l’heure
ALBERTINE.
On le savait donc?
ANTOINETTE.
On sait toujours ces choses-là, à ce qu’il parait.
ALBERTINE.
Et l'on nommait ?...
ANTOINETTE.
31. de Rrévans.
ALBERTINE.
Ahl
Elle s’assied près do la table.
ANTOINETTE.
Quand l’homme ne parle pas, ce qui est rare... la femme
s’en charge. (Avec un mouvement.) Mais pourquoi me dis-tu
tout cela?
ALBERTINE.
Parce que j’avais besoin de dire à quelqu’un combien je
suis malheureuse; et à qui le dirais-je, si ce n’est à loi?
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ACTE PREMIER
19
ANTOINETTE.
C’est j uste !... Ainsi, tu aimes cet homme?
ALBERTINE.
Je ne sais plus.
ANTOINETTE.
Neuf s “ r d . ix ; c ’ e?t comme ça. (Elle respire avec peinc.j
Ouf !... Quant a lui, il ne t’aime pas, c’est clair.
albertink.
Lui! hier encore, il me jurait... Et voilà pourquoi...
ANTOINETTE.
Il te trompe, ma chère!...
ALBERTINE.
01 )!...
ANTOINETTE.
Veux-tu que je te dise?... Il n’y a que deux manières de
prouver à une femme qu’on l’aime véritablement... C’est
de la respecter, quand elle n’est pas libre... ou de l’épou-
ser quand elle l’est. M. de Brévans ne t’aime pas plus
qu’il n’aimait madame do Fésac, madame de Surin et tant
d’autres qu’il a perdues et dont les noms trottent dans tou-
tes les conversations. (Toui à coup.) Mais comment, toi...?
ALBERTINE.
Je le jure... j’étais... si abandonnée par mon mari... si...
ANTOINETTE.
Oui, toutes les raisons sont excellentes auparavant...
Malheureusement, il n’en est pas une de bonne après!
ALBERTINE, sc levant et passant devant ello *.
Tu es sans péché... Tu me jettes la pierre!...
ANTOINETTE, 1 embrassant.
Dieu m’en garde! je t’adore... et je veux te sauver... s’il
en est temps encore... Une simple question....
ALBERTINE.
Parle !
ANTOINETTE.
Tout à l’heure, en causant, je supposais que tu devinsses
veuve. Supposons-le nouveau.
ALBERTINE. '
Eh bien ?
. • ANTOINETTE.
Epouserais-tu M. de Brévans, dans le cas où il voudrait
t’épouser?
ALBERTINE. - ■ <
Je n’en sais rien!
ANTOINETTE.
Cela suffit... Je voudrais que toutes les femmes qui sont
* Albertini 1 , Antoinette.
20
ALBERTINK DE MERRIS
en train de faire une sottise, entendissent ce mot-là... Eh
bien !... il faut partir...
ALBERTINE.
Quand cela?...
ANTOINETTE.
Aujourd’hui même.
ALBERTINE.
Que lui dirai-je? ,
ANTOINETTE
A qui? r
ALBERTINE.
A M. de Brévans.
ANTOINETTE.
Est-ce que tu lui dois des coniptos?
ALBERTINE.
Hélas!... oui... Si tu l'entendais!... Sans cesse, il me répète
qu’il n’aime et qu’il n’a jamais aimé que moi 1
ANTOINETTE.
Et que veux-tu qu’il te dise? 11 v est bien forcé!., cela
rentre dans la profession... Quant à toi, dis-lui que tu es
obligée de partir pour rejoindre ton mari... Tiens, dis-lui
qu’il est très-malade, qu’il est même en danger!
ALBERTINE.
Pourquoi ce mensonge qui peut porter malheur?...
ANTOINETTE.
Je le prends sur mon compte. Tu verras ce qui se passera
alors !
ALBERTINE.
J’étais décidée à partir tout à l’heure, et à présent... '
ANTOINETTE.
Il le faut!...
ALBERTINE.
Et quand je reviendrai?...
ANTOINETTE.
Quand tu reviendras, il se sera passé bien des choses.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. de Brévans.
ALBERTINE.
Lui!...
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ACTE PREMIER
àl
SCÈNE VII
Les Mêmes, M. DE B1VÉVANS
DE BRÉVANS. *
Je venais présenter mes respects à madame de Merris, et,
auprès d’elle; je rencontre madame de Chazeuil... ma
journée commence bien... (a Antoinette qui s’incline.) C’est une
bonne fortune de vous trouver dans ce salon !
ANTOINETTE.
Je le quitte, monsieur.
DE BRÉVANS.
Commentl lorsque j’arrive?.
ANTOINETTE.
M. de Chazeuil m’attend. Albertine sait que je n’ai pas une
minute à perdre. (Saluant.) Monsieur... (Bas à Albertine en sor-
tant.) Ferme à présent!... Tout à l’heure, je reviendrai pour
t’embrasser.
SCÈNE VIII
ALBERTINE, M. DE BRÉVANS.
DE BRÉVANS.
Une minute à perdre... Ah ! décidément je ne suis pas dans
les bonnes grâces de madame de Chazeuil.
ALBERTINE.
Vous? Oh!.. (Elle s’assied sur le canapé après lui avoir montré
une chaise.)
DE BRÉVANS, approchant sa chaise.
Ce joli oh! n’y fera rien, chère madame; quand elle m’a-
dresse la parole, c’est du bout des lèvres, et elle a toujours
mille prétextes pour rompre l’entretien, (n s’est assis.)
ALBERTINE.
Et cela vous étonne?
DE BRÉVANS, riant.
Non ;... mais jamais je n’ai vu madame de Chazeuil si
pressée de suivre son mari.
ALBERTINE.
Elle l’aime beaucoup, vous savez... Et puis, une visite,
je crois...
* Albertine, Antoinette, de Brévans.
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22
ALBERTINE DE MERRIS
DE BRÉVANS.
Oh! je ne m’en plains pas. (Il lai baise la main. Albertine la
relire.) Ne sommes-nous pas seul»?... (lise relourno.)
ALBERTINE, li part.
Antoinetlo se trompe. Il m’aime sincèrement. Comment
lui dire.,.?
DE BRÉVANS.
Irez-vous aux Italiens, ce soir?... C’est votrejour.ee me
semble.
ALBERTINE.
Oui, mais je n’y paraîtrai pas... J’ai des lettres à écrire.
DE BRÉVANS.
Soirée perdue alors, puisque je ne vous verrai pas.
ALBERTINE.
Oh ! une soirée, qu’est-ce ?
DE BRÉVANS. s
C’est vous qui parlez! (n l'observe.) Albertine, vous avez
quelque chose?...
ALBERTINE.
Moi?...
DE BRÉVANS.
Avez-vous des ennuis?
ALBERTINE.
Des ennuis 1 qu’est-ce que cela? Je voudrais en avoi*
DE BRÉVANS.
Un malheur, peut-être?...
ALBERTINE.
Peut-être I
DE BRÉVANS.
Mais, alors, j’en veux ma part... Qui donc aurait le secret
de vos chagrins, si co n’est moi?...
ALBERTINE.
Non! c’est une folie. Que vous ai-je dit?... J’ai eu la fièvre
ce matin... c’est là mon chagrin... N’y prenez pas garde!
DE BRÉVANS.
C’est la première fois que je ne vous trouve pas sincère...
Il y a dans vos yeux une expression que je ne leur connaissais
pas... Que se passe-t-il? ne suis-je pas à vous? ne savez-vous
pas que je vous aime?. ..
ALBERTINE, sc reculant sur le canapé.
Et voilà justement ce qu’il ne faut pas, ce qu’il ne faut
plus.
DE BRÉVANS.
Ah!...
ALBERTINE.
Êcoutez-moi, de grâce... vous ne savez pas tout co que je
souffre... Un temps, j’ai pu fermer les yeux... ne voir que
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ACTE PREMIER
9SR
â;i
vous, ne penser qu’à vous... mais cette existence, où i’avais
cru trouver le bonheur, elle ne peut pas continuer. Ilélas !...
quand nous nous donnons, nous avons la faiblesse de croire
que c’est pour toujours... puis vient un événement, un hasard,
et tout estdétruit de ce qui devait être éternel... J’ai le cœur
brisé I...
DE B HÉ VANS.
Remettez-vous... Si je comprends bien, cela veut dire que
vous ne m’aimez plus!...
ALBERTINE.
Je croyais que vous n’aviez pas le droit de le supposer...
DE BRÉVANS.
Est-ce sérieux, ou n’est-co qu’une bouderie du matin?
une fantaisie nerveuse?
ALBERTINE.
C’est sérieux!... D’ailleurs, je vais partir.
DE BRÉVANS. \
Et vous, allez...?
ALBERTINE.
Rejoindre mon mari, qui est souffrant... mon devoir l’or-
donne.
DE BRÉVANS, se levant.
Ah! M. de Merris... c’est trop juste... Il n’y avait môme
J as besoin de me donner tant de raisons... Vous avez affaire
un galant homme, croyez-le, et qui comprend à demi
mot.
ALBERTINE, à part.
Quel langage !...
DE BRÉVANS.
A présent, que voulez-vous que je fasse? Je me mets à
votre discrétion... Puis-je espérer au moins que vous êtes et
resterez mon amie?
ALBERTINE, sc levant.
La pensée que vous pourriez me refuser votre amitié ne
m’est pas môme venue.
DE BRÉVANS.
Mais sans parler de nous... il y a le monde, il y a votre
famiile. Vous ne me conseillez pas de m’éloigner absolu-
ment?...
ALBERTINE.
Monsieur...
DE BRÉVANS.
Non? Bien! je resterai. . Je ne veux rien faire qui vous
déplaise... D’ailleurs, c’est plus prudent... un départ subit
ferait jaser ceux qui n’ont rien à se dire, et il y en a tant!...
Je viendrai vous voir commo autrefois... presque aussi sou-
vent, à vos jours de réception surtout.
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ALBERT1NE DE MERR1S
ii
ALBERTINE, à part.
Gomme il m’aimait peu!-..
DE BRÉVANS.
Vous voyez, j’arrange tout pour le mieux, au gré de vos
désirs... Ne tremblez plus... je suis du monde et je sais que
rien ne dure. Je ne vous parlerai pas de mes regrets, de mon
chagrin... Moi-méme, je m’étais fait des illusions... un der-
nier souvenir de jeunesse... Votre main, chère comtesse!
ALBERTINE.
La voici... Pourquoi?...
DE BRÉVANS.
Étienne ost mort, M. de Brévans ressuscite. (.Après avoir
baisé la main do madame de Morris, <{ti il laisse retomber, changeant de
ton et remontant *.) Ne devez-vous pas aller demain soir chez la
marquise de Vieuville? Elle a promis, je crois, de nous faire
entendre un pianiste hongrois dont il est de mode de rairoler
aujourd’hui. J’arriverai de bonne heure pour avoir de vos
nouvelles... après quoi, je serai tout oreilles!
ALBERTINK, près du piano.
Non, dans la disposition d’esprit où je suis, je n’entendrais
pas, ou j’entendrais mal.
DE BRÉVANS.
Je regretterai de no pas vous y rencontrer, il y aura un
monde fou... Me permettez-vous de venir sonner à votre
porte avant la fin de la semaine?...
ALBERT IXE.
Ne vous ai-je pas dit que je partais aujourd’hui?
DE BRÉVANS, après l’avoir regardée.
Alors, je ne veux pas prolonger ma visite plus longtemps...
Il y a près d’une heure que je suis avec vous... si on le
savait, je ferais des jaloux... (Saluant.) Au revoir, comtesse!...
Il sort par te fond.
SCÈNE IX
ALBERTINE, puis, un peu après, ANTOINETTE.
ALBERTINE, restée seule, fait quelques pas arec agitation; puis,
arec un mouvement d'irritation, en tombant sur le canapé.
Misérable!
ANTOINETTE, entrant du fond.
Je viens de le voir qui s’éloignait!... Eh bien?
* De Brévans, Alberline.
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ACTE PKEMIEK
23
ALBERTINE, se levant.
Ah! tu n’avais que trop raison!... desmotsde politesse...
pas un cri sorti du cœur!....
ANTOINETTE.
Tous les mêmes!... Mais il n’est plus question de M. de Bré-
vans... ton mari est au plus mal...
ALBERTINE.
Mou mari?... Dieu!... mais il faut partir.
F ANN V, entrant du pan coupe à gauche *.
Tout est prêt et me voici!...
ANTOINETTE, montrant M. de Cerclaux qui entre do fond**.
Et voilà un ami qui arrive pour te consoler...
M. DE CERCLAUX.
Albertine!
AI.BERTINE, qui se jette dans ses bras en pleurant.
Ah! mon ami! que je suis malheureuse!
* Fanny, Antoinette, Albertine.
** Fanny, Cerclaux, Albertine, Antoinette.
/
2
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ACTE DEUXIEME
Mù me décor.
SCÈNE PREMIÈRE
ALBERTINE, FANN\, un peu après, M. DE CHAZEUIL,
ANTOINETTE.
ALBERTINE, assise près da piano *.
Ah! qu’on est bien chez soi! .Ma musique, (se levant,) mes
•ivres... ma corbeille...
FANNY.
C’est comme autant d’amis...
ANTOINETTE, entrant avec M. de Cliazeuil**.
Des amis, en voilà!... Vite, embrasse-moi!...
Æ ALBERTINE.
Antoinette!... (Elles s’embrassent.)
ANTOINETTE.
Quand es-tu arrivée? ..
ALBERTINE.
Il y a deux heures!...
ANTOINETTE.
Nous sommes en retard; c’est votre faute, M. de Cha-
zcuil... Et vous, mademoiselle, comment allez-vous?...
FANNY.
A merveille, madame!...
ANTOINETTE.
Cela se voit!.,, ce que c’est que d’ôtre jeune... Jo l’ai été
aussi !...
FANNY, à Albortine.
Vous n’ôtes plus seule... je vais ranger la maison 1...
Elle sort par le pan coupé à droite*
* Fanny, Albcrline.
** Fanny, Antoinette, Alberiinc, do Chazcuil.
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ACTE DEUXIÈME
27
DE CHAZEUIL, à Alberline, en lui serrant la main.
Que je suis heureux de vous revoir!...
ANTOINETTE.
Et moi, tu sais, j’ai failli ne pas te revoir!...
ALBERTINE.
Tu as donc été sérieusement malade?... (Elles s’asseyent sur
le canapé. De Chazeuil passe derrière, redescend et s’assied a gauche.)
ANTOINETTE.
Trop sérieusement... On ne s’en douterait pas, hein?...
ALBEIl TINE.
Certes!...
ANTOINETTE.
Une bonne pleurésie, tout simplement... Au moment où
l’on va avoir trente ans... comme si ça ne sullisait pas... La
poitrine était prise, et ça marchait!... ça marchait!... Vite
{'Italie! Pourquoi?... On n’en sait rien... C’est là qu’il fait bon
être riche... Des malles., un chemin de fer... Pise... la
Tour penchée... Saint-Pierre de Rome .. quelques chefs-
d'œuvre par là-dessus... un peu do Raphaël... beaucoup de
Michel-Ange... Avril revient... on revient avec lui... on est
guéri jusqu’à l’automne... c’est tout ce qu’il faut!...
AI.BERT1NE.
Pauvre Antoinette!... (a m. de Chazeuil.) Vous avez dû être
bien inquiet?...
DE CHAZEUIL.
Je vous en réponds!... \
ANTOINETTE.
Tu sais qu’il m’adore!... j’ai vu ça... Il n’y a rien de tel
que*ces gros maris-là pour bien aimer leurs’ femmes... Je
maigrissais... tous ses gilets trop larges... J’ai engraissé...
tous les gilets trop étroits.,.. C’est à ces choses-là qu’on re-
connaît qu’on était fait l’un pour l’autre! .. Le plus drôle,
c’est qu’il avait pris ma mort au sérieux. Il m’a traînée jus-
qu’à Palerme... il m’aurait mise dans l’Ema pour m’épargner
un refroidissement .. Bref, voilà pourquoi nous no sommes
pas allés te rejoindre, comme nous l’espérions... Tu étais
dans le Nord, il nous fallait le Midi... Ça sera pour ton pro-
chain veuvage...
ALBERTINE.
Antoinette!...
ANTOINETTE.
Tu sais... je donne une forme gaie à tout... ça ne m’em-
pêche pas d’être sérieuse au fond... Demande à Edgard... Je
l’appelle Edgaifl maintenant, depuis que j’ai failli mourir
sur ses genoux. Je trouvais ce nom bêto... Edgard.— Eh bien,
* De Chazeuil, AlberLiue, Antoinelle.
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28
ALBERTINE DE MERRIS
ma chère, c’est très-gentil, et on s’y fait. C’est comme le
noir, ga te va très-bien. Parlons de toi... Beaucoup d’ennuis?...
ALBERTINE.
Beaucoup... et, sans le dévouement de Fanny, jo ne sais pas
comment je m’en serais tirée.,.
ANTOINETTE.
Déjà un an que tu es partie!... 11 me semble que c’était
hier... Tu as eu un grand chagrin?
ALBERTINE.
Très-grand, je n’avais jamais vu la mort de près... c’est
affreux!.. Comme les choses de la vie se rompent facilement !...
Me voilà seule!...
ANTOINETTE.
Pourquoi n’es-tu pas revenue tout de suite?
ALBERTINE.
A quoi bon?... Tu n’étais pas ici!...
ANTOINETTE.
Et pas d’autre9 nouvelles?...
ALBERTINE.
Non I
ANTOINETTE, à do Chazeuil.
Edgard !...
DE CHAZEUIL.
Chère amie!...
ANTOINETTE.
Eloignez-vous un peu...
DE CHAZEUIL.
Je ne dois pas entendre?...
ANTOINETTE.
Non...
DE CHAZEUIL.
Bien...
Il remonte et ?a au piano.
ANTOINETTE, à Albertine*.
M. de Brévans?...
Rien !...
Pas un mot?...
ALBERTINE.
AN TOI NET T E.
ALBERTINE.
Que voulais-tu qu’il m’écrivît?... Toute lettre de lui en un
pareil moment eût été une insulte.
ANTOINETTE. a
Alors, tu es guérie?... •
* Albertine. Antoinolte. de Chazeuil.
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ACTE DEUXIÈME
29
ALBERTINE.
Tu le demandes?... Il y a longtemps!...
ANTOINETTE.
Pourquoi es- tu triste, alors?... Tiens, tu aimes toujours
M de Brévansl...
ALBERTINE.
Non... je te le jure... Si tu avais entendu ce qu’itm’a dit
ici môme, il y a un an !...
ANTOINETTE.
Il le regrette peut-être!... Les hommes ont quelquefois
des repentirs!...
ALBERTINE. . v
Tu l’excuses!...
ANTOINETTE.
Je voudrais te voir heureuse...
ALBERTINE.
Impossible L...
ANTOINETTE.
Veux-tu suivre mon ordonnance, je réponds de tout,
moi!...
ALBERTINE.
Fais ce que tu voudras!...
ANTOINETTE.
Écoute, alors; tu vas voir M. de Brévans...
ALBERTINE.
Où donc?...
ANTOINETTE.
Ici... Il va venir...
ALBERTINE.
Lui?... M. de Brévans?...
ANTOINETTE.
Il viendra... j’en suis certaine... Il doit être en route...
Cette entrevue qui aurait eu lieu tôt ou tard, il vaut mieux
qu’elle ait lieu tout de suite, afin que tu saches bien à quoi
t’en tenir sur tes véritables sentiments...
ALBERTINE.
Tu doutes encore !...
ANTOINETTE.
Euh! euh!... ces hommes qui no méritent pas d’être
aimés... ils ont le diable pour eux... Ça fait trembler !...
DE CI1AZEÜIL.
Puis-je me retourner?...
ANTOINETTE.
Pas encore... — Je viendrai te voir après, et alors...
ALBERTINE.
Alors?...
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30
A LBERTINE DE MERRIS
ANTOINETTE.
Je te dirai ce que j’ai à te dire, pour que ta guérison soit
complète... Par exemple, je prendrai un brevet...
A LBERTINE.
J’ai bien peurl...
ANTOINETTE.
Je te dis que je réponds de tout.
DE CIIAZEÜ1L, s'approchant.
Et moi aussi.
Antoinette se 1ère.
ALBERT1NE *.
Vous savez donc...?
• DE CHAZEUIL.
Je sais tout ce qui vous intéresse, madame...
A LBERTINE.
Antoinette vous a dit...?
DF, CHAZEUIL.
Ma femme ne m’a pas dit un mot, et je l’approuve; mais,
moins je parle, plus je regarde, et j'ai vu... bien des choses
qu'heureusement ceux qui parlent beaucoup n’ont pas pu
voir. Certains événements étaient inévitables dans le genre
de vie qui vous était fait par M. de Merris, et, commis tou-
jours, vous avez rencontré un homme qui n’était pas digne
de vous... Cependant, il faut le voir... Peut-être se repent-il,
comme dit Antoinette...
ANTOINETTE.
Vous avez donc entendu ce que nous disions?
DE CHAZEUIL.
Je l’ai deviné, si vous aimez mieux!... (a Alberiino.) Et
puis, quelque chagrin que vous ayez, il faut compter sur vos
amis!... Votre mari mort, c’est moi, le mari de votre meil-
leure amie, qui dois vous défendre... et si, ce que je ne
suppose pas, la personne dont nous parlons disait sur vous
quoi que ce soit quelle ne dût pas dire, c’est à moi qu’elle
aurait a faire...
ANTOINETTE, prenant son bras.
Il est comme ça... Et c’est pour ça que je l’aimo.
ALBERTINE.
Ah! que vous me faites de bien tous les deux !...
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. de Brévansl...
AL BERTINE.
Déjà !...
Elle so lève.
* Alberlinc, do Chazcuil, Antoinette.
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ACTE DEUXIEME
31
SCÈNE II
Les Mêmes, M. DE BRÉVANS.
DE BRÉVANS *.
Me pardonnerez-vous mon empressement, à venir vous
demander de vos nouvelles, madame?... Le temps de pren-
dre congé de madame de Nathau, chez qui j’ai appris votre
retour, et je suis accouru. .. C’est à madame de Chazeuil que
je dois cette bonne fortune... Je ne l’oublierai jamais...
/ ANTOINETTE.
Jamais! c’est beaucoup!...
DE CHAZEUIL, à Albcrtine.
A bientôt, madame!...
ALBERT! NE.
A bientôt...
ANTOINETTE, embrassant Albcrtine, bas.
Tu as l’air très-calme?...
ALBERTINE.
Je le suis...
ANTOINETTE.
Tant mieux!... Je reviendrai, tu sais... (Saluant M. de Bré-
vans.) Monsieur!...
Antoinette et de Cbazeuil sortent. Albertino les reconduit, pois,
redescendant, montre un siège b de Brévans et va s'as-
seoir sur lo canapé.
SCÈNE III
ALBERTINE, M. DE BRÉVANS.
DE BRÉVANS.
Décidément, l’aimable couple des Chazeuil n’a pas l’air de
me porter dans son cœur.
Il s'assied près do la table.
ALBERTINE.
Ils s’en allaient quand vous êtes entré...
DE BRÉVANS.
Oh! je leur paye en oubli ce qu’ils m’offrent en indif-
férence, nos monnaies se valent... Parlons de vous... Voire
santé ?...
* Albcrtine, Antoinette, do Brévans; de Chazouil, au fond.
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32
ALBERTINE DE MERIUS
ALBERTINE.
Est bonne, je vous remercie!...
DE BRÉVANS.
Le malheur qui vous a frappée n’a amené à sa suite au-
cune catastrophe pour vos intérêts?
ALBERTINE.
Aucune...
DE BRÉVANS, rapprochant sa chaise.
Tant mieux!... Au reste, telle vous êtes partie, telle vous
revenez... S’il y a même une différence, elle est toute à
votre avantage... Regardez-vous... (Albortine ne répond rien et
prend son ouvrage.) Il était temps que vous revinssiez, le monde
vous regrette...
ALBERTINE.
Vous croyez?..,
DE BRÉVANS.
Vous lui manquez depuis si longtemps!... Vos amis, et vous
me permettrez ae me mettre au premier rang, ne pouvaient
pas s’accoutumer à votre absence...
tl s’ost encore rapproché.
ALBERTINE.
Mes amis? .. Il en est, en effet, sur qui je compte... Quant
au monde, il est bien trop occupé pour regretter quelque
chose ou quelqu’un... D’ailleurs, je suis heureuse dans ma
solitude.
DE BRÉVANS.
C’est une trahison!...
ALBERTINE.
Allons, je vois décidément que vous n’avez perdu aucune
do vos habitudes; vous allez toujours partout?
. DE BRÉVANS.
Oh! partout!... c’est beaucoup dire... Vous savez ce que
dirait un homme qui a beaucoup vécu?... « La vie est courte,
et les soirées sont longues... » Je lue les miennes!...
ALBEBTINE.
C’est une manière de les employer!...
DE BRÉVANS, se rapprochant tout h fait.
Quand on n’est plus que spectateur...
ALBERTINE, indiquant une corbeille au fond.
Ma corbeitlo, s’il vous plaît?...
DE BREVANS, qui la lui remet, reste debout derrière le canapé.
Tenez!,.. Savez- vous pourquoi le petit Naujal veut aller
chasser le zèbre aux environs du Cap?
ALBERTINE.
Je ne m’en doute guère!...
DE BRÉVANS.
C’est qu’il a rompu avec madame de Senlis...
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ACTE DEUXIÈME
33
ALBERTINE.
J’ignorais môme qu’il l’eût aimée!...
DK BRÉVANS.
Oh! il a dû l’épouser!...
ALBERTINE.
C’est peut-être pour cela!...
DE BRÉVANS.
Non, madame, non!... Seulement, il a eu un mouvement
d’impétuosité qui a tout perdu... (S’interrompant.) C’est fort
joli,' ce que VOUS faites là. {il examine la tapisserie qu’Albertlne
tient à la main.) Ce bouquet de roses sur un fond d’or est d’un
effet charmant...
ALBERTINE.
N’est-ce pas?...
DE BRÉVANS.
A votre place, seulement, je ferais courir un peu de feuil-
lage autour do la broderie...
ALBERTINE.
Vous avez peut-être raison; vous vous entendez à ces
choses-là!...
DE BRÉVANS.
Eh! madame, il y a des circonstances où un point de ta-
pisserie a l’importance d’un événement... Cela dépend de la
main qui tient l’aiguille!...
ALBERTINE, à part.
Où veut-il en venir? (Haut.) Vous disiez donc que M. de
Naujal...?
DE BRÉVANS.
A rompu avec madame de Senlis... oui, madame... mais
je ne crois pas que ce soit définitif... Il l’avait aimée, beau-
coup aimée. . Un hasard qui n’a pas été bien expliqué les
sépara!...
ALBERTINE.
Le feuillage ici, n’est-ce pas?...
DE BRÉVANS.
Oui... des feuilles de dracena par exemple...
ALBERTINE.
Avec des tons rouges?...
DE BRÉVANS.
Avec des tons rouges... Quelque temps, Naujal chercha des
distractions où l’on n’en trouve pas... dans les plaisirs. Son
cœur restait vide et il regrettait ce qu’il avait perdu...
ALBERTINE.
Ah!...
DE BRÉVANS.
Sur ces entrefaites, elle partit... Quand elle revint... elle
était libre... A cette nouvelle, M. do Naujal so rendit compte
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34
ALBERTINE DE MERRIS
de ses véritables sentiments... Libre... la femme que l’on
avait connue esclave du inonde, de ses devoirs... d’un
autre... à qui l’on ne pouvait parler d’amour qu’avec les
précautions les plus humiliantes, ou dans le bourdonnement
d’une fête... quel supplice!... Un mot change tout!...
Libre!... La première fois que M. de Naujal se retrouva seul
avec la femme qu’il aimait, une sorte de vertige s’empara de
lui au souvenir de ce qu’il avait perdu, à la pensée de ce
qu’il pouvait reconquérir... Enivré, fou, sous l’empire do je
no sais quelle hallucination, il renoua tout à coup le présent
au passé, l’avenir au présent, il l’embrassa sur l’épaule!...
Il l’embrasse.
ALBEUTIN'E, restée froide pendant tonte eette scèno, se lève et
sonne. Au domestique qui entre.
Faites avancer la voilure de M. de Brévans.
Elle se retire, sans sa retourner, par le pan coupé & droite.
SCÈNE IV
DE BRÉVANS, seul.
Trop vite!... Tu es donc encore jeune, mon pauvre Bré-
vans!... C’est qu’elle est adorable... Pourquoi tient-on si peu
à ce qu’on a... et tant à ce qu’on n’a plus?... Veuve... l’é-
pouser?... Pourquoi pas?... Elle est irritée... elle cessera de
l’être;... j’en ai vu bien d’autres!... Mais se marier... grosse
affaire!... Vioillir garçon?... c’est bien bête!... Une jeune
fille? Heu! heu!.. .j’ai quarante ans, je crois... grand dan-
ger... (n s’assied sur le canapé.) Elle est bien sortie.., et CO
n’était pas facile!... Ces diables de femmes, elles ont des di-
gnités soudaines... Qui croirait que c’est la même femme qui
me parlait d’amour!... Est-co toujours elle?... Est-ce tou-
jours moi?... Chaque jour ne nous modifie-t-il pas les uns et
les autres?... (Se levant.) Non, car je m’ennuyais il y a un an,
et je m’ennuie encore aujourd'hui... La vie est longue!...
SCÈNE V
M. DE BRÉVANS, JACQUES, un Domestique.
JACQUES*.
Vous dites que madame de Merris est sortie?
* Le domestique, Jacques, de Urévans.
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ACTE DEUXIÈME 33
LE DOMESTIQUE.
Oui, monsieur.
DE BRÉVANS, à part.
Ali ! un visage que je ne connais pas!...
JACQUES.
En êtes-vous bien sûr?...
LE DOMESTIQUE.
Mais, monsieur!...
JACQUES.
Soit!,.. Alors, remettez cette carte à mademoiselle Fanny,
qui n’est pas sortie, elle. J’attendrai.
Le domestique s'incline et sort par l’angle gauche.
DE BRÉVANS, à part.
Eh ! eh ! voilà un monsieur qui sait se faire ouvrir une
maison!...
Jacques, apercevant de Brérans, le salue.
FANNY, arrivant vivement, une carte h la main*.
M. de Corclaux!...
LE DOMESTIQUE, à de Brévans.
La voiture de M. de Brévans est avancée.
DE BRÉVANS.
Merci, (a Fanny.) Mademoiselle!...
Il sort.
SCÈNE VI
JACQUES, FANNY.
JACQUES**.
Je me suis permis de vous faire demander, quand on m’a
dit que madame do Merris était sortie.
FANNY-
Vous faut-il donc une raison, et une aussi mauvaise pour
me voir?... Ne suis-je pas à votre service à toute heure?.,.
Ne suis-je pas votre débitrice éternelle et votre éternelle
obligée?...
JACQUES.
Quel langage, mademoiselle!... Si nous nous embrassions,
ce serait beaucoup plus simple... (il l'embrasse.) Si nous nous
disions tu, comme autrefois, ce serait beaucoup plus clair...
Ne suis-je pas votre frère?... N’es-tu pas ma sœur, chère
enfant?
* Jacques, Fanny, de Brévans.
** Fanny, Jacques.
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36
ALBERTINE DE MERRIS
F ANN V.
Et sœur bien dévouée, je vous jure!...
JACQUES.
Vous, encore!..
FANNY.
J’aime mieux cela!..
JACQUES.
Comme il te plaira, mademoiselle... Vous ne m’avez écrit
que trois lettres pendant ce voyage que vous venez de
faire !
FANNY.
Je vous ai répondu chaque fois que vous m’avez écrit...
De moi, personnellement qu avais-je à vous dire que vous ne
sachiez d’avance?.. Ce n’est donc pas de mon affection à moi
que j’avais à vous parler, mais de celle d’une autre personne,
Il était diflicile de l’entri-lenir de vous, dans les termes où
vous l’auriez voulu, je devais respecter son deuil... Et puis
c’est un langage que l’on tient mieux soi-même I Vous l’aimez
bien, n’est-ce pas?.. « . '
JACQUES.
Comme un fou!..
FANNY.
Et si vous l’épousiez, comme je le crois?
JACQUES.
Le crois- tu?...
FANNY.
Oui ; pourquoi ne vous aimerait-elle pas aussi, vous, si
bon, si dévoué?... Si vous l’épousez, où comptez-vous
vivre?...
JACQUES.
Où elle voudrai..
FANNY.
Et moi?..
JACQUES.
Toi ?.. Tu te marieras et tu vivras avec nous... Regarde-
moi donc!..
FANNY.
Pourquoi?..
JACQUES.
Sais tu que tu es charmante?..
FANNY.
Ah! voilà une chose inutile... Madame de Merris arrive à
temps... vous alliez me dire ce qu’on dit à tout le monde!..
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ACTE DEUXIÈME
37
SCÈNE VII
Les Memes, ALBERTINE, entrant (lu pan coupé à droite.
ALBERTINE, à Fanny *.
O^i vas- tu?
FANNY.
Et votre notaire qui est là?.. Il y a mille choses à mettre
en ordre... Je reviendrai vous chercher pour les signatures.. .
Elle sort par le fond.
AI. BERTINE, s approchant de Jacques.
Je pensais bien vous voir aujourd’hui !..
JACQUES.
Je voulais être le premier à vous serrer la main !..
ALBERTINE.
Vous ne l’avez pas été, malheureusement.
JACQUES.
Que voulez-vous dire par là ?.. .
ALBERTINE.
Je veux dire qu’avant de vous recevoir, j’avais vu un
étranger... (Us s’asseyent sur le canapé **.)
, JACQUES.
Ce monsieur que j’ai trouvé ici tout à l’heure?...
ALBERTINE.
Oui!...
¥1 JACQUES.
Il se nomme?...
ALBERTINE.
M. deBrévqps.
JACQUES.
Alors, je ne suis pas un étranger, moi?
ALBERTINE.
• Un . étranger dans les bras duquel je me serais jetée comme
étonné faU ,C1 ’ 1 Y 3 Un an ’ c ’ cût été un étranger bien
... . . , JACQUES.
Et bien heureux!.. .
ALBERTINE.
Ah! que vous arriviez à propos, mon ami; j’étais si déses-
f aurais fait’ qU6 ’ ^ V ° US ’ J ° De ““ vraiiuenl P 33 ce que
JACQUES.
N’aviez vous pas votre amie, madame de Chazeuil?
• Fanny, Albertine, Jacques.
** Jacques, Albertine.
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ALBERTINE DE MERRIS
3 «
ALBERTINE.
Ce n’est qu’une femme comme moi... Et il y ados douleurs
où nous avons besoin de nous sentir soutenues par un homme.
Les femmes pleurent trop \ ite et se mettent à rire trop tôt. La
consolation que nous recevons d'un homme est plus ferme,
plus austere, plus sûre. Vous n’avez rien dit... vous n’avez
pas parlé, mais la façon dont vous m’avez serré la main,
dont vous m’avez accompagnée jusqu’au chemin do fer, a plus
fait que toutesies phrases et toutes lesprotestations. J’ai senti
que le temps n’avait rien fait perdre à votre amitié pour moil
JACQUES.
Il n’a fait que l’augmenter.
ALBERTINE.
Ainsi de moi...
JACQUES.
Vraiment!..
ALBERTINE.
Vous en doutez?...
JACQUES.
Non!.. Quel roman que la vie la plus simple! Il y a bientôt
six ans queje vousai quittée; j’ai été au bout du monde, vingt
fois en danger de mort ; vous vous êtes mariée, j’ai souffert;
peut-être n'avez- vous plus pensé à moi!... Je reviens, vous
pleurez ; je vous serre la main, voilà le présent qui se rattache
au passé, voilà six années qui s’effacent!... et je puis croire
que nous sommes encore dans celte jolie vallée où nous
faisions des bouquets quand nous étions enfants!...
ALBERTINE.
Étions-nous gais alors!.. Quellescoursesf... quelles longues
promenades!...
JACQUES.
Et, plus tard, nos visites dans les hameaux dont vous con-
naissiez toutes les petites tilles...
ALBERTINE.
Et votre air grave quand nous entrions dans les chaumières
bras dessus, bras dessous...
JACQUES.
Comme un mari qui accompagne sa femme!...
ALBERTINE.
C’est pourtant vrai !... Vous souvient-il de ce jour où cetto
bonne vieille paysanne qui m’apportait des galettes les jours
de ma fête, vous voyant près de moi, me dit: #C est donc ce
monsieur qui vous a épousée... Mes compliments, madame! »
JACQUES.
C’est qu’elle avait vu jusqu’au fond de mon cœur... et ce
que j’étais alors, je le suis toujours, rien n’a. changé, vous
dis-je, et...
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ACTE DEUXIEME
39
ALBERTINK, tristement.
Rien! aht mon ami! la pente des souvenirs nous égare...
Celle pour qui nous faisions des bouquets, ma mère, estmorte.
Mon père qui criait : «Necogrez pas si fort, mes enfants!...
prenez garde do tomber!.. » mon père est mort aussi... Les
premières affections ont disparu pour faire place aux aatres
qui ne sont pas venues comme sont venues tant d’autres fleurs
pour remplacer celles que nous cueillions... La nature seule
est éternelle, mon ami; seule, elle se renouvelle sans cesse...
Retournons au bord de ces ruisseaux que nous traver-
sions ensemble, regardons-nous-y... nous ne nous y recon-
naîtrons plus... La source qui les alimente a depuis longtemps
effacé notre image... Cueiilons-y des bouquets et jetons-les
sur les tombes de ceux à qui nous les offrions!., rien n’est
changé dans la vallée... tout est changé en nous.
JACQUES.
Ce qui est changé, Albertiney c’est que je puis vous dire
à présent ce que je ne pouvais vous dire alors, parce que
j’étais pauvre. Je vous aime!...
ALBERTINE.
f Vous m’aimez !...
JACQUE6.
Cela vous offense-t-il?... Non, puisque vous êtes libre...
Vous n’aimiez pas celui qui a été votre époux... vous ne l'a-
vez jamais aimé... On me l’a dit, je le sais... je le sens. On
vous a mariée à lui, parce que vous étiez une enfant... mais
interrogez votre cœur... Si l’on vous eût consultée, n’est-ce
pas que c’est l’ami de l’enfance que vous auriez voulu avoir
près de vous toujours?...
ALBERTINE, rêreuse.
Je le crois!...
JACQUES.
M’avez-vous regretté, dites, quand je suis parti?
AI.BERTINE.
Oui... «Pourquoi part-il? » me disais-je. Nous vivions en-
semble... Je ne comprenais nas alors ce que plus tard j’ai
compris... De l’argent!... Il fallait me demander à mes pa-
rents... Us étaient bons, ils m’eussent donnée à vous...
JACQUES.
Je ne crois pas... Et puis il y a la conscience, la dignité
de certains hommes qui ne veulent devoir à la femme qu’ils
aiment que le bonheur moral et non le bien-être matériel.
En amour, voyez-vous, il faut être des égaux sur tous les
points : même indépendance, même affection, même estime,
même valeur; enfin, ce que nons pouvons nous offrir l’un
à l’autre aujourd’hui... Ce qui aurait pu être autrefois, pour-
quoi ne serait-ce pas à présent?... Soyez ma femme!...
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40 A LBERTINE DE MERRIS
ALBERTINE, se levant.
Votre femme... c’est impossible!...
JACQUES, sc levant aussi.
Pourquoi? Tout est convenu- avec madame de Chazeuii...
En votre absence, nous avons arrangé tout cela ; ne vous l’a-
t-elle pas dit?... N’éles-vous pas Albertine ?Ne suis-je plus
Jacques?... 11 me semble maintenant qu’il y a bien six ans
que vous êtes ma femme ; car, depuis six ans, je n’ai pensé
qu’à vous... Demandez à Fanny, elle le sait bienl
ALBERTINE.
Fanny 1... mais elle!...
SCÈNE VIII
Les Mêmes, FANNY.
FÀNNT, entrant du fond.
Je vous demande pardon, madame, mais il faut absolument
que vous veniez donner des signatures... votre notaire
est là...
ALBERTINE.
J’y vais... Adieu, Jacques...
JACQUES.
Mais non... je vous attends, puisque vous allez revenir...
Fanny vous est-elle nécessaire ?
ALBERTINE.
Non I...
Elle sort par le pan conpé 4 droite.
JACQUES.
Eh bien, Fanny, reste avec moi; j’ai à te parler.
FANNY.
Je reste.
SCÈNE IX ,
JACQUES, FANNY.
Dis-moi tout.
JACQUES*.
Quoi donc?
FA N NV.
JACQUES.
Madame de Merris refuse d’ètre ma femme. Sais-lu pour-
quoi?
* Fanny, Jacques.
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ACTE DEUXIÈME
41
FANNY.
Parce qu’elle est encore en deuil sans doute, peut-être
parce qu’elle n’est pas sûre que vous l’aimiez... à moins
qu elle ne veuille plus se marier... Elle n’a pas été assez heu-
reuse dans son premier mariage pour se hâter d’en contrac-
ter un second.
JACQUES.
Ou bien...
Ou bien?...
FANNY.
- - JACQUES.
Elle en aime un autre!... Tu ne sais rien ?. ..
FANNY.
Rienl...
JACQUES.
Elle ne t’a jamais faitde confidence?...
FANNY.
Si elle m’avait fait une confidence, je ne la trahirais pas:
maisje puis vous affirmer sur ma parole qu’elle ne m’a jamais
rien dit à ce sujet.
JACQUES.
Et tu n’as jamais rien vu ?
FANNY.
Et je n’ai jamais rien vu..'..
JACQUES.
Tu me le jures?...
Vous êtes jaloux?
FANNY.
JACQUES.
J’aime... Jure-moi donc!...
FANNY.
Je vous jure que je n’ai rien vu et que je ne sais rien... et
que je crois madame de Merris digne do l’amour et du nom
a’un honnête homme. Si elle avait quelque chose à se repro-
cher, elle serait incapable de vous mentir!
JACQUES.
Si cependant...
FANNY.
Alors, si elle vous mentait et que je connusse la vérité,
moi. je vous la dirais, dussiez-vous ne jamais me pardonner
ma franchise, parce qu’à un homme comme vous, il faut une
femme irréprochable... Si vous voulez, je lui parlerai pour
vous...
JACQUES.
Tu le demandes?...
FANNY.
Je le ferai donc plus franchement que je ne l'ai fait jus-
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42 ALBERTINE DE M E 11 II I S
qu’ici... Avec moi, elle sera sincère. Revenez dans «ne heure,
je vous dirai ce qui se sera passé.
JACQUES.
Gomme tu es émue !
PANNV.
Je voudrais tant vous voir heureux !... et si cela ne dépend
que de moi, vous le serez, comptez sur moi !...
JACQUES.
Mon bonheur est dans tes mains !
Il sort.
SCÈNE X
FANNY; puis, uu pou "après, ALBERTINE.
FANN Y.
Allons, mon cœur, il faut vous fermer... Le dévouement,
le sacrifice, c’est encore de l’amour.
ALBERTINE, entrant.
Tu es seule?
FANNY*.
Oui, madame!.,
ALBERT fNE.
Je croyais que M. de Cerclaux!...
FANN Y.
Il est parti...
ALBERTINE.
Dis-moi, lu as reçu les confidences de Jacques?...
FANNY.
Oui... Dans ses lettres, il ne me parlait que de tous... et
tout à l’heure encore! .
ALBERTINE.
Tu crois qu'il m’aimé réellement?..
FANNY.
Il vous aime et n’a pas cessé de vous aimer depuis six ans,
c’est visible!...
ALBERTINE.
Que me conseilles-tu ?..
FANNY.
Je vous conseille d’ètre sa femme...
ABBERTINE.
Toi?... Fanny!...
FANNY,
Madame .
* Fanny, Albertinc.
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ACTE DEUXIÈME
43
ALBERTINE.
Tu aimes M. de Cerclaux?
F ANN Y.
Oui, je l’aime... mais qùVst-ce que ça fait que je l’aime ou
que je ne l’aime pas, puisque c’est vous qu’il aime!...
ALBEHTINE.
Il croit m’aimer !.. Il a vécu longtemps avec un souvenir,
avec un regret... mais, du jour qu’il m’a su mariée, ce sou-
venir a dù disparaître et tout espoir s’évanouir... Si je n’é-
tais pas veuve, il n’oserait me parler de son amour... et il
faudrait bien qu’il se consolât... qu’il se guérit... qu’il aimât
une autre femme... cette autre femme... c’est toi, Fanny...
toi qui es digne de son amour... Il faut que ce soit toi... je
le veux !..
FANNY.
Et moi qui sais qu’il vous aime... je ne le veux pas... Tout
le monde a sa dignité... mémo les pauvres... Je ne vous sa-
crifie rien, puisqu’on ne m’offre rien... Soyez heureuse, et
qu’il soit heureux... C’est le seul bonheur que je souhaite
pour moi !...
Elle sort par le pan coupé à droite, sans être vue d’Antoinette qni
entre presque an même instant.
ALBJERT1NE.
Fanny !... elle ne m’écoute pas!...
SCÈNE XI
ALBERTINE, ANTOINETTE.
ANTOINETTE *.
Eh bien, tu as vu Jacques?...
ALBERTINE.
Oui!..
ANTOINETTE.
Faut-il commander ma robe?...
ALBERTINE.
Pour?...
ANTOINETTE
Pour la messe de mariage... avec de la dentelle blanche
partout...
ALBERTINE.
Ainsi, à ma place, tu le marierais?...
ANTOINE TT E.
Sans attendre une minute ! .
* Antoinette, Atbertine.
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44
ALBERTINE DE MERRIS
ALBERTINE.
Et M. de Brévans?...
ANTOINETTE.
Tu l’a3 revu ?...
ALBERTINE.
Il y a une heure, tu le sais!...
ANTOINETTE.
Et tu ne l’aimes plus, n’est-ce pas?...
Al. BERTINE.
Non!...
ANTOINETTE.
Alors, qu’est-ce qu’il a à faire là dedans?..,
ALBERTINE.
Et la faute commise ?...
ANTOINETTE.
Qui est-ce qui le sait ?...
ALBERTINE.
Moi!...
ANTOINE TTE.
Tu l’oublieras!...
ALBERT INE.
Antoinette, il ne faut pas avoir deux morales, une pour les
autres, une pour soi... Donne- moi ta parole... d’honnêtefemme
qu’à ma place tu te marierais avec M. de Gerciaux sans
remords... Tu ne réponds rien... Tu vois!...
ANTOINETTE.
Je m’interroge. Voyons!... voyons, il y a toujours un
moyen!...
ALBERTINE.
Oui, il y en a un!...
ANTOINETTE.
Lequel?...
ALBERTINE.
C’est de tout dire à M. de Cerclaux!...
ANTOINETTE.
Jamais!... Tout; excepté celui-là!... Avouer!... Jamais, ja-
mais, jamais!.. je n’ai rien à avouer, moi... mais il y aurait
quelque chose, m’eût-on vue, m’eût-on... je n’avouerais pas...
Songe donc, ma chère ! nous sommes des femmes après tout. ..
Il y a des sous-entendus naturels dans la vie. Est-ce que tu
vas demander à M.de Cerclaux s’il a aimé quelqu’un pendant
son voyage?.. A Venezuela, il a peut-être adoré un négresse.
Qu’est-ce que ça te fait? Tu as eu des années de cha-
grin , une minute d’erreur... Tu n’aimes plus M. de
Brévans, tu ne le reverras jamais... Où sont les preu-
ves?...
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ACTE DEUXIEME
*3
ALBERTINE.
Mes lettres!...
ANTOINETTE.
Tes lettres'?... M. de Brévans, les rendra, je les lui de-
manderai, moi!... J’ai déjà fait ça pour une de mesamies!...
Ça va tout seul... C'est un galant bomme que M. de Brévans.
Et puis M. de Cerclaux ne te demande rien... il a confiance
en toi!...
ALBEHTINE.
Et s’il m’interroge?...
AN T OIN E TT K.
Ce serait te faire injure....
ALBERT1NE.
Enfin, si un mot, une indiscrétion, lui en donnait la pen-
sée?,.
ANTOINETTE.
Nie!... nie!... nie!... jamais il ne faut avouer... La fran-
chise est irréparable !... c’ést ce qui perd les femmes... Veux-
tu que je te parle sérieusement?... Les hommes s’accordent
une foule de droits qu’ils nous refusent obstinément. Tout à
eux, à nous rien!... je n’aime pas cette législation. . Donc, je
proteste!... D’ailleurs, on ne doit de confession qu’à Dieu !...
ALBERTINE.
Peut-être...
ANTOINETTE.
L’important, c’est d’être heureuse... Tu mérites de l'être,
sois-le... Combien as-tu écrit de lettres à M. de Brévans?
ALBEHTINE.
Est-ce que je lésais!.:.
ANTOINETTE.
Tu ne les as pas numérotées?... Je crois que tu as eu tort...
J’ai connu une femme qui numérotait dans ce cas-là... et,
quand elle réclamait sa correspondance, s’il manquait un nu-
méro , elle faisait un beau tapage. Me donnes-tu carte
blanche ?...
ALBERTINE.
Fais tout ce que tu croiras devoir faire...
ANTOINETTE.
C’est dit; demain, tout sera terminé... (a part )Oh! quec’est
amusant... les aventures des autres!... Moi, ça me fatiguerait...
(Elle l’embrasse.) A bientôt!...
ALBERTINE, seule.
Est-elle heureuse de rire encore!...
3 .
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ACTE TROISIEME
Chet madame do Chaxeuit. — Salon élégant : cheminée et canapé à
droite; jardinière et guéridon h ganche. Portes au fond et dans les
angles.
SCÈNE PREMIÈRE
M. DE CHAZEUIL, ANTOINETTE.
DE CHAZEUIL, assis sur le canapé.
Tu as écrit à M. de Brévans?
ANTOINETTE, assise sur un fauteuil.
Oui.
DE CHAZEUIL.
Et il viendra?
ANTOINETTE.
Il va venir.
DE CHAZEUIL.
Ce sera la dernière fois, n’esl-ce pas?
ANTOINETTE.
Est-ce que tu es jaloux?
DE CHAZEUIL.
Certes non ; mais je n’ai aucune sympathie pour ce
monsieur, et, s’il ne s’agissait pas du bonheur de madame de
Merris...
Il se 1ère.
ANTOINE TT E.
Enfin, tout va s’arranger!
DE CHAZEUIL.
Heu! heu! ,
ANTOINETTE.
Tu en doutes?
DE CHAZEUIL.
Nous autres hommes, nous n’avons pas tant de confiance
que les femmes dans ces petits moyens qui doivent faire dis-
paraître les grosses choses... Si j'apprenais tout à coup sur
ma femme ce que M. do Cerclaux pourra apprendre un jour
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ACTE TROISIÈME 47
ou l’autre sur la sienne, s’il se marie, je plaindrais ma-
dame de Chazeuil.
ANTOINETTE.
Parce que?
DE CHAZEUIL.
Parce que je te tuerais, mignonne.
ANTOINETTE.
Tout bonnement?
DE CHAZEUIL.
Tout bonnement.
ANTOINETTE.
Avec ce petit air doux?
DE CHAZEUIL.
Avec ce petit air doux.
ANTOINETTE.
Et après?
DE CHAZEUIL.
Après, je redeviendrais garçon, voilà .tout.
ANTOINETTE, se levant.
Et M. le juge d’instruction, qu’est-ce qu’il dirait?
DE CHAZEUIL.
Il instruirait, on me jugerait et on m’acquitterait.,
ANTOINETTE.
Comme ça, entre le déjeuner et le dîner? Si ce n’était pas
plus cher, il y a bien des hommes qui se payeraient le luxe
a’un petit meurtre.
DE CHAZEUIL.
Ma chère, quand je viendraisdire: « J’ai aimé et j’ai épousé
en toute confiance une femme du monde, c’est-à-dire une de
ces privilégiées qui n’ont besoin ni de l'inconduite pour vivre,
ni uu mensonge pour parvenir... Je lui ai demandé aupara-
vant si elle n’avait rien à se reprocher, elle n’avait qu’à me
dire la vérité, elle ne l’a pas dite; j’ai appris cette vérité, je
me suis fait justice.» Qu’est-ce qu’on pourrait dire à ça?
ANTOINETTE.
Drôle de justice!... Dites donc, si je vous interrogeais,
monsieur?
DE CHAZEUIL.
Faites.
ANTOINETTE.
J'aurais trop peur d’avoir besoin de vous tuer... Ainsi
voilà comment vous êtes, au fond?
DE CHAZEUIL.
El nous sommes même beaucoup comme cela.
ANTOINETTE.
Alors, ce qu’Albertine aurait de mieux à faire? ..
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48
ALBERT! N R DE MERR1S
DE CHAZEUIL.
Ce serait de tout dire à M. de Cerclaux.
ANTOINETTE.
Et s’il ne veut plus d’elle, il y aura donc quelqu’un qui
connaîtra sa faute ?
DE CHAZEUIL.
Et, si elle ne lui dit rien, il y aura quelqu’un devant qui
elle rougira toute sa vie.
ANTOINETTE.
Ce n’est pas la môme chose 1
DE CHAZEUIL.
Elle sont toutes les mômes!
ANTOINETTE.
C’est égal, maintenant que vous m’avez prévenue, si je
vous trompe un jour, je m’y prendrai de telle façon que vous
n’en saurez rien.
DE CHAZEUIL, 1 embrassant.
Je suis bien tranquille.
ANTOINETTE, qui l’embrasso aussi.
Pas moyen de lui faire peur !
SCÈNE II
Les Mêmes, JOSEPH.
JOSEPH, entrant du fond.
Peut-on entrer tout de môme?
ANTOINETTE.
Oh! tu ne nous gènes pas.
DE CHAZEUIL.
Mais ces choses-là lui fendent le cœur, à ce pauvre Joseph,
puisqu’il est amoureux de vous !
JOSEPH *.
C’est fini.
DE CHAZEUIL.
Ah 1 voilà une bonne nouvelle dont je vous félicite.
ANTOINETTE, riant.
Eh bien, et moi? Sans amoureux, je ne serai plus à la
mode I
DE CHAZEUIL.
Ma chère, une femme n’est jamais parfaite...
Il remonte.
ANTOINETTE, à Joseph.
Tu as l’air rayonnant... pourquoi?
* Joseph, de Chareuil, Antoinette. .
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ACTE TROISIÈME
i9
JOSEPH *.
Le fait est que je suis assez content de moi.
ANTOINETTE.
Il faut bien que quelqu’un commence!
JOSEPH.
Écoutez, marraine...
ANTOINETTE.
Et puis, tu sais, ne m’appelle plus tant marraine, main,
tenant.
JOSEPH.
Ah! c’est vrai... vous avez trente ans... tout arrive! Voulez-
vous acheter mon silence?
DE CHAZEUIL.
Avec mon argent?
JOSEPH.
Quel malheur d’avoir tant d’esprit à nous trois tout seuls!.,
personne n’en profite... Où en étais-je?
ANTOINETTE.
Tu n’en étais pas.
JOSEPH.
Ba volette...
ANTOINETTE.
Qu’est-ce que c’est que cela, Bavolette?
JOSEPH.
Je vous ai déjà parlé d’elle... vous ne vous rappelez pas?
Une bien-aimée à M. de Brévans?
DE CHAZEUIL, se dirigoaut vers le pan coupé à droite.
Encore lui... Je ne suis pas nécessaire, moi?
JOSEPH.
Non, c’est une histoire de femme.
DE CHAZEUIL.
Pas trop d’inconvenance, n’est-ce pas?
JOSEPH.
Soyez tranquille.
ANTOINETTE.
Un grain seulement.
De Chazeuil sort.
SCÈNË III
ANTOINETTE, JOSEPH.
JOSEPH **.
Eh bien, Bavolette a consenti à me recevoir... chefelle...
et je suis arrivé.
* Joseph, Antoinette, de Chazeuil.
** Joseph, Antoinette.
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50
ALBERT1NE DE MERRIS
ANTOINETTE.
A ton heure... comme tous les voyageurs qui prennent ce
chemin de fer-là.
JOSEPH.
Vous la calomniez.
ANTOINETTE .
C’est un lourde force que je fais là!. ..Où veux-tu en venir
avec ton histoire ?
JOSEPH.
Eh bien, puisque je suis rayonnant !...
ANTOINETTE.
Il n’y pas de quoi !
JOSEPH.
Si... D’abord parce que j’ai supplanté M. Brévans... ce qui
est quelque chose... Ensuite... parce que je vais le lui dire,
ce qui est encore mieux.
ANTOINETTE.
Mais s’il te cherche querelle?
JOSEPH.
Mais je l’espère bien, qu’il me cherchera querelle!
ANTOINETTE.
Et s’il te tue?
JOSEPH.
On ne me tue pas comme cela !
ANTOINETTE.
Ça ne doit pourtant pas être bien difficile!
JOSEPH.
Je veux me poser... Un duel, c’est bien porté.
ANTOINETTE.
Bêta! Et ta mère qui aurait la sottise d’en mourir?
JOSEPH.
Ma mère!... Ohl... à l’épée... c’est bien rare qu’on soit
tué... et entre gens du monde... c’est toujours à l’épée... Je
tire très-bien... Est-ce qu’il ne faut pas toujours avoir une
première allaire ?... Je ne peux pas mieux choisir que M. de
Brévans... Je veux que vous assistiez à cela.
ANTOINETTE.
Tu me demandes d’étre ton témoin?
JOSEP II.
Oui... On m’a dit en entrant qu’il allait venir... vous ver-
rez... Et puis j’ai un autre service à vous demander... J’ai
tout do même fait mon testament... On ne sait pas ce qui
peut arriver... Je vais vous le remettre.
It lui donne un papier cacheté de noir.
ANTOINETTE.
Ça doit être drôle là dedans!
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ACTE TROISIÈME
31
JOSEPH.
Pas du tout... il est très-bien fait... Quand on le lira, on
verra que je n’étais pas un imbécile.
ANTO I N ETTE.
Il sera bien temps !
JOSEPH.
Je dis sur la vie de9 choses qui sont très-fortes... Tenez,
il y a surtout un passage...
ANTOINETTE.
Il est complètement fou... C.e n’est pas sérieux, n’est-ce
pas ?
UN DOMESTIQUE, aoDODçant.
M. de Brévans.
JOSEPH.
Tous allez voir.
* t
SCÈNE IV
Les Mêmes, M. DE BRÉVANS.
DE BRÉVANS, à Antoinette *.
Vous avez bien voulu m’écrire, madame, que vous vous
intéressiez à une œuvre de charilé et que vous désiriez tenir
de moi-même l’offrande que vous me faites l’honneur de me
demander... Je vous l’apporte donc... (Lui donnant un billot.) La
voici... Je me recommande à vous pour vos bonnes actions à
venir.
ANTOINETTE.
Le diable se fait bon.
Elle lui montre le fauteuil il droite et s’assied sur le canaj é.
DE BRÉVANS , allant s’asseoir.
Parce qu’il se fait vieux sans doute.
JOSEPH **.
Et puis l’on so console de ne pouvoir plus donner do
mauvais conseils en donnant de bons exemples, comme dit
La Bruyère.
DE BRÉVANS.
Pardon, c’est La Rochefoucauld qui dit cela, et il lo dit
tout autrement... Voici, je crois, le texte : « Les vieillards
aiment à donner de bons préceptes pour se consoler de’n’étre
plus en état de donner de mauvais exemples. »
* Joseph, de Brévans, Antoinette.
** Joseph, Antoinette, de Brévans.
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ALBERTINIL.DE MERR1S
JOSEPH.
C’est bien possible... mais tout le monde n’a pas le temps
de lire les moralistes.
DE BRÉVANS.
Raison de plus pour ne pas les citer, surtout devant les
femmes, qui ont toujours eu à se plaindre d’eux.
JOSEPH.
Vous avez raison... et il y a des femmes qui aiment mieux
autre chose que des citations... quand on n a plus que cela à
leur offrir.
ANTOINETTE, à part.
Ça viendra de loin... mais ça viendra.
DE BRÉVANS.
Ahçà!... mon cher monsieur de Celles... vous dites ces
choses-là du ton dont vous appelleriez aux armes; vous avez
l’air d’un Renaud de Montauban qui revient de la guerre...
JOSEPH.
Non... mais d’un Renaud qui revient des jardins d’Ar-
mide.
DE BRÉVANS.
Il y en a donc encore, des jardins?
JOSEPH.
Il y a des rues où il reste quelques arbres.
DE BRÉVANS.
Lesquelles?
JOSEPH.
La rue de l’Arcade, par exemple... ^
DE BRÉVANS.
Des jardins suspendus, alors?
JOSEPH.
Avec des rideaux bleus aux fenêtres.
ANTOINETTE, A part.
Le voilà parti.
DE BRÉVANS.
Signes particuliers?
JOSEPH.
Des cheveux à elle.
DE BRÉVANS.
Diable!.,, attendez donc!.. Ces rideaux bleus... et ces che-
veux indigènes... je connais tout cela un peu.
JOSEPH.
Et moi... beaucoup.
DE BRÉVANS.
Ab bahl
JOSEPH.
Je puis bien vous conter cela.
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ACTE TROISIÈME
33
ANTOINETTE.
Contez!... entre garçons.
DE BRÉVANS.
Devant vous... madame?
* ANTOINETTE.
Je suis un garçon... quand mon mari n’est pas là.
JOSEPH.
Eh bien, puisque vous voulez des détails... une voix char-
mante... des yeux trop grands... une bouche trop petite...
toujours entr’ôuverte.;. .
DE BRÉVANS.
Comme une lire-lire. /
JOSEPH.
Des dents...
DE BRÉVANS.
De chat... Mais, hier au soir... à dix heures, je prenais du
thé... au milieu de tout ça... dans une tasse de Saxe.
JOSEPH.
Et moi... à minuit... dans une tasse de Sèvres.
DE BRÉVANS.*
C’est plus cher... J’y ai déjeuné ce matin.
JOSEPH.
J’y soupe ce soir.
DE BRÉVANS.
Vraiment?
JOSEPH.
Doutez-vous de ma parole?
DE BRÉVANS.
Devant votre marraine, je ne me le permettrais pas.
JOSEPH.
Alors, je suis à vos ordres.
DE BRÉVANS, se levant, ainsi qu’Antoinette.
Vous êtes bien bon et puisque vous vous mettez à ma
disposition, rendez-moi le service de continuer vos petites
visites rue de l’Arcade... Seulement, au lieu de n’y aller
qu’une fois par jour, allez-y deux fois... une fois pour vous...
une fois pour moi.
JOSEPH.
Ce qui veut dire?...
DE BRÉVANS, à Antoinette.
Madame... votre filleul est un ange.
ANTOINETTE.
On apprend tous les jours quelque chose.
JOSEPH.
’ Monsieur... cette plaisanterie...
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Si
ALBERTINE DE MERRIS
DE BRÉYANS.
Je ne plaisante pas du tout... vous venez même d’acquérir
des droits éternels à ma reconnaissance... Moi qui, depuis
quinze jours... cherchais un prétexte pour ne plus retourner
rue de l’Arcade... Ce n’est pas pour calomnier la femme que
vous aimez, monsieur de Celles... mais elle est assommante...
cette pauvre Bavolette.
Il remonte.
ANTOINETTE, h Joseph *.
Un duel à la mer!.. Joseph?
JOSE PII.
Marraine !
ANTOINETTE, loi remettant un papier.
Tiens! voilà ton testament ..
JOSEPH, à part.
J’enrage!
DE B RÉ VA N S, descendant **.
.Mon cher monsieur de Celles... ne m’en veuillez pas et
permettez-moi do vous dire une vérité, en passant... Vous
entrez dans la vie... moi, je la continue, et vous avez grand
désir de marcher dans mes souliers... Eh bien, vous avez pris
le chemin qui mène aux sottises... mon jeune ami... Un
homme à bonnes fortunes... un homme adoré, fêté, choyé,
qui a la mémoire pleine de souvenirs et une malle pleine de
lettres, cela vous tourne la tête... Regardez au fond, c’est le
plus ennuyeux, le plus béte, le plus triste des métiers...'
Vivre de mensonges et de ruses mesquines... tromper ici...
trahir là... serrer une main loyale qui, au lieu de s’oublier
dans la vôtre, tomberait sur votre joue si la vérité était con-
nue... voilà le côté moral... Dans la pratique, n’avoir rien à
soi... pas même la femme qu’on a volée... vieillir dans un
perpétuel changement où nen ne change... et se réveiller
un matin... avec des rides et des cheveux gris... vouloir être
jeune quand même... se mettre en quête de toutes les eaux
de Jouvence... faire de l’hydrothérapie et mourir enfin de
rhumatisme ou de paralysie entre les bras de son valet de
chambre... N’est-ce pas là une belle destinée?... Mais l’épicier
du coin est moins bête que cela... Il a une femme à lui... des
enfants à lui... et il se repose le dimanche!
JOSEPH.
Tiens, tiens I... voilà un côté de la question auquel je
n’avais pas pris garde.
ANTOINETTE.
Et vous ne parlez là, monsieur, que des malheurs de
* Antoinette, Joseph, de Brévans.
** Antoinette, de Brévans, Joseph.
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ACTE TROISIÈME
55
l’homme... 11 y a les femmes dont on a brisé la vie, et qui
pleurent jusqu’à leur dernier jour le triste égarement d’une
heure.
JOSEPH, allant à ello*.
Vous croyez?...
DE BRÉVANS.
Les meilleures souvent!
ANTOJNET7 E.
Tenez... madame de Saint— Ellier est morte il y a un
mois... C’est un anévrisme qui l’a tuée, a-t-on dit...
I JOSEPH.
C’est ce qu’on m’a raconté en effet.
ANTOINETTE.
Et tu l’as cru? Ce qui l’a tuée, c’est un chagrin dont elle
n’a pas pu guérir. Elle avait aimé, et, comme elle était sin-
cère, elle avait mis tout son cœur dans cette affection. Un
jour, elle se trouva seule. Le désespoir la prit. On l’a envoyée
aux Eaux. Elle a lutté tant qu’elle a pu, se cramponnant à la
vie pour ses enfants qu’elle adorait., mais le mal était trop
profond. Elle est revenue plus malade qu’elle ne l’était en
partant. Puis, un soir, à bout de forces, épuisée de larmes et
de regrets, madame de Saint-Ellier est morte... et il y a
paaintenant deux pauvres petits êtres vêtus de noir, qu’une
mère n’embrassera plus à l’heure du sommeil et qui pleurent
quand ils s’éveillent.
JOSEPH, qni s’essaye les yeux.
Pauvres petits!
DE BRÉVANS
Eh bien, qu’est-ce que vous faites là?... vous pleurez?...
Et c’est avec ce cœur-là que vous voulez faire le mauvais
sujet... Allons, mariez-vous, mon enfant... c’est ce que vous
avoz de mieux à faire.
JOSEPH, lui serrant la main.
Merci, monsieur. (Apercevant Albertine qui entre de la droite.)
Est-ce que mademoiselle Fanny va venir, madame?
ALBERTINE**.
Oui, monsieur.
JOSEPH, à Antoinette.
Venez, marraine, que je vous fasse part d’une idée que
j’ai.
ALBERTINE, bas & Antoinette.
Mes lettres?
ANTOINETTE .
Tu es venue trop tôt... Il est là... parle-lui toi-même.
• I
* Antoinette, Joseph, de Brévans.
** Antoinette, Albertine, Joseph, de Brévans.
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56 A LBERTINE DE MERRIS
(A M. de Brévans, en sortant par la droite, pan coupé.) M. de Brévans,
je vous laisse en bonne compagnie.
SCÈNE V
M. DE BRÉVANS, ALBERTINE.
A LB E R TI NE*.
C’est moi, monsieur, qui ai demandé à madame de Chazeuil
de vous prier de passer chez elle aujourd’hui.
UE BRÉVANS.
Je m’en doutais, madame; ces sortes d’invitations sont peu-
dans les habitudes de madame de Chazeuil, à mon égard du
moins.
ALBERTINE.
Et vous doutez-vous aussi que j’ai un service à vous de-
mander?
DE BRÉVANS.
Un service?... Un ordre à me donner, vous voulez dire...
J’ai encore deviné cela, je crois. Quand une femme a pris la
peine do congédier un homme comme vous l'avez fait hier...
si elle désire se retrouver avec lui... c’est qu’elle veut faire
disparaître jusqu’aux dernières traces du passé... Quelles
autres traces peut-il rester entre gens bien élevés, qu un-
paquet de lettres?... Voici toutes vos lettres. Madame, je
connais ce dénoùment. (il lui montra les lettres, et les jette au
fcn.) Voilà qui est dit... le passé est mort... Ai-je besoin
d’ajouter que je n’en ai jamais parlé à personne et que je
me ferais plutôt tuer que d’on avouer un mot à quelqu un?
ALBERTINE.
Je n’ai jamais douté de votre délicatesse.
DE BRÉVANS.
Eh bien, cette bonne parole m’encourage pour ce qui tne
reste à vous dire, j’ai été bien coupable envers vous... plus
coupable envers vous qu’envers d’autres... car vous etiez
née pour le bien... Peu de femmes ont la fierté de votre cœur
et l’élévation do vos sentiments; heureusement que tout est
peut-être réparable encoro.
ALBERTINE.
Que voulez-vous dire?
DE BRÉVANS.
Dites un mot et mon nom vous appartient... et j’emploierai
ma vie entière à expier mes torts envers vous.
* Albertine, de Brévans.
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ACTE TROISIÈME
/
ALBERT! NE.
11 est trop tard. Je ne vous en remercie pas moins d’une
parole qui me relève à mes propres yeux.
DE BRÉVANS.
Vous plaît-il à présent que je m’éloigno jusqu’à?...
ALBERTINE.
Jusqu'à?...
DE BRÉVANS.
Jusqu’à votre mariage.
ALBERTINE.
Mais!...
DE BRÉVANS.
Ma présence vous gôno peut-être?
ALBERTINE.
Qui vous a fait croire ?...
DE BRÉVANS.
L’habitude encore... Vous aimez M. de Cerclaux... et
vous allez devenir sa femme... Soyez heureuse... Dans deux
heures, je serai parti... et je vous promets, quand je vous
saurai dans une ville, ou de n’y pas entrer... ou d’en sortir à
à l’instant même... C’est bien le moins que je vous doive.
ALBERTINE.
Merci, monsieur.
Adieu, madame.
DE BRÉVANS.
Il sort par le fond.
ALBERTINE, seule.
Allons, je puis être heureuse encore. (Après un silence.) Ah!
peut-on vraiment oublier?...
SCÈNE VI
ALBERTINE, FANNY, JOSEPH, ANTOINETTE.
JOSEPH*.
Entrez, mademoiselle, et veuillez m’écouter devant madame
de Chazeuil et avec l'autorisation de madame do Morris... Ma-
demoiselle, si un jeune homme bien né, aimable et qui a des
relations dans le meilleur monde...
ANTOINETTE, bas.
Et dans l’autre.
JOSEPH , continuant.
Etdans... (Bas.) Mais taisez -vous donc, marraine! Si unjeune
* Albertine, Fanny, Joseph, Antoinette.
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58
ALBERTINE DE MERRIS
homme enfin qui a des manières distinguées .. de l’esprit...
vingt-trois ans... et quarante mille francs de rente un peu
entamée, avait l’honneur de vous demander votre main...
que répondriez- vous?
F ANN V.
Toujours avec l’autorisation de madame de Merris?
JOSEPH.
Toujours.
F ANN Y.
Je demanderais d’abord le nom de ce jeune homme aimable
et spirituel.
JOSEPH.
C’est moi.
F ANN Y.
Ah! dans ce cas... je commencerais par répondre que je
suis infiniment flattée de l’honneur qu’un héritier tel que
vous veut bien faire à une pauvre fille telle que moi...
J’en suis toute confuse.
JOSEPH.
Ah! vous avez des grâces qui l'expliquent..
FANNY.
Mais, cela dit, j’ajouterais que je refuse cet honneur.
JOSEPH.
Vous refusez?
FANNY.
J’ai ce regret.
JOSEPH.
Permettez- moi, mademoiselle, de vous demander pour-
quoi.
FANNY.
Parce que j’ai sur le mariage des idées particulières... Je
veux, dans le mariage, donner beaucoup pour avoir le droit
d’exiger beaucoup aussi...
ANTOINETTE, allant à elle *.
A ce compte-là, ma chère enfant, vous pourriez bien coiffer
sainte Catherine.
FANNY.
Je m’y résignerais... A l’époque où j’étais riche, mon père,
il vous ên souvient, m’élevait a l’anglaise; j’étais plus libre
comparativement que toutes les jeunes filles de mon âge...
J’ai donc vu... et j’ai pu réfléchir. On se marie pour semarier,
on a donné sa main par devant notaire .. mais non le
cœur.
ANTOINETTE.
Le cœur se donne plus tard.
* Albertine, Fanny, Antoinette, Joseph.
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ACTE TROISIÈME
al)
FANN ï.
Le cœur se donne tout de suite ou jamais; aussi, quand une
fois on en a disposé, c’est sans appel... Pour moi, je no vou-
drais apporter a personne un cœur dans lequel l’image d’un
autre aurait régné, ne fût-ce qu’une heure. Je veux être sûre
jle rester une honnête femme... Voilà pourquoi je refuse le
nom et la fortune que monsieur me fait l’honneur de
m’offrir.
Elle remonte.
JOSEPH.
Mademoiselle... j’avais espéré... j’avais cru... (a pari.) Tant
mieux! je me hâtais peut-être trop, (a Antoinette.) Voyez-vous,
marraine, il faut se défier de son premier mouvement , parce
qu’il est toujours bon, comme disait...
ANTOINETTE.
M. de Talleyrand .. tu n’as pas la citation facile.... mé-
fie-toi. (En le regardant.) Mon Dieu, que tu es rouge !
JOSEPH.
C’est la colère.
ANTOINETTE.
Il faudra mettre de la poudre de riz dessus. Viens.
Ils sortent en se parlant bas, à droite.
SCÈNE VII
ALBERTINE, FANNY.
ALBERTINE, à part, regardant Fanny *.
Est-ce qu’elle connaît la vérité?... Non... elle n’aurait pas
dit ce qu’elle vient de dire... (Avec émotion.) Fanny?
KANN V.
Madame....
ALBERTINE.
Sois franche pourquoi as tu dit ce que tu viens de
dire?
FANNY.
Parce que je le pense.
ALBERTINE.
Tu penses?...
FA N. N y.
Que c’est une malhonnête femme, celle qui accepte le nom
d’un homme, en ayant dans son cœur un autre nom que
celui-là.
* Fanny, Albertine.
«
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00
A LBERT1NE DE MERRIS
ALBERTINE.
Je vais te faire du mal, n’est-ce pas?
v F ANN V.
Si vous me faites jamais du mal, c’est que vous ne pour-
rez faire autrement.
ALBERTINE, apercevant Jacques.
Jacques!... Laisse-nous... et doute de tout, excepté de
moi.
Fanny sort.
SCENE VIII
ALBERTINE, JACQUES.
JACQUES, entrant du fond. w
Je suis un peu en retard : pardonnez-moi, j’ai été retenu...
ALBERTINE.
Par quelque fâcheuse aventure... car vous ôtes tout trou-
blé.
JACQUES.
Cela se voit ?
ALBERTINE.
Vous n’êtes pas de ceux qui savent cacher ce qu’ils éprou-
vent... heureusement.
JACQUES.
En effet, pendant un moment, j’ai été très-troublé ; j’es-
pérais cependant que vous n’en verriez rien.
ALBERTINE.
Vous avez des secrets pour moi !... Moi, je n’en aurais pas
pour -vous.
JACQUES.
Bien vrai, n’est-ce pas?
ALBERTINE, nn pou tronbléâ à son tour, mais se dominant.
Bien vrai.
JACQUES.
Ainsi, dans le cas où je vous aurais questionnée sur
quelque sujet que ce soit, vous m’auriez répondu la vérité ?
ALBERTINE.
En doutez-vous?
JACQUES.
Non, puisque je ne vous questionne même pas.
ALBERTINE. >
Mais de quoi s’agit-il P
JACQUES.
Vous voulez le savoir?
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A CT K TROISIEME
ALBERTINE.
01
Absolument.
JACQUES. Il pose son chapeau sur le canapé.
Eli bien, tout à i’heuro, comme je sortais de chez moi,
j'ai rencontré un de mes anciens camarades, resté Parisien
Ï iendant que je devenais sauvage. Après les étonnements et
es joies apparentes de ces sortes de rencontres, il m’a de-
mandé où j’allais, je lui ai dit que j’allais chez madame de
Chazeuil. a Ah ! m’a-t-il dit, l’amie de madame de Merris?
— Tu connais madame de Merris ? lui ai-je demandé. —
La belle madame de Merris! qui ne la connaît pas, m’a-t-il
répondu, la dernière maîtresse de M. de Brévans ?» A ces
mots, un nuage de sang m’a passé sur les yeux ; j’ai cru
que j’allais étrangler mon ami... Je me suis contenu heu-
reusement. « Qui t’a dit cela? ai-je repris ? — Qui ?
Quelqu’un qu’on appelle tout le monde et qui n’est personne.
On dit ces choses-là, on les répète... Elles sont vraies ou
elles sont fausses... Cherchez. — Et c’est aussi facilement
que l’on joue avec la réputation d’une femme? — Oh! mon
cher, à Paris,... on dit ça de toutes les femmes. — Même
de la tienne? — Même de la mienne probablement... Au re-
voir. » Vous ne pouvez être atteinte par les propos d’un
fou, je n’ai donc rien dit... Mais machinalement... malgré
moi, j’ai couru chez M. de Brévans. Le fait était faux, mais
cet homme pouvait y avoir donné créance, et, dans ce cas, je
voulais avoir raison de lui. Il n’était pas rentré; alors...
ALBERTINE.
Alors ?...
JACQUES.
Alors, je suis venu ici... encore assez ému, je l’avoue, et
dans l’intention de- vous parler de ce propos, lorsqu’on route,
j’ai rencontré M. de Brévans.
ALBERTINE.
Vous lui avez parlé ?
JACQUES.
Naturellement, et je lui ai posé la question comme on doit
faire en pareil cas. Je lui ai ait: « Monsieur, je dois épouser
madame de Merris; on vient de me dire que vous avez été
son amant. Est-ce vrai ? — C’est absolument faux, m’a ré-
pondu M. do Brévans. Si vous voulez me nommer celui qui
a tenu ce propos, je le soufllèterai publiquement. Madame
de Merris est une honnête femme. Je n’ai jamais été que son
ami. — Votre parole d’honneur ? — Est-ce que vous doute-
riez d’elle, monsieur ? — Non, mais je tiens à votre parole.
— Ma parole d’honneur, » a-t-il ajouté d’une voix nette et
ferme, et il s’est éloigné. De même que j’aurais voulu étran-
gler mon ami, j’aurais voulu embrasser M. de Brévans, tant
4
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A LUE RTINE DE MERRIS
«i
le cœur tourne \ île sous la pression de certains mots. Et je
suis accouru ici tout honteux do ce que j’avais fait... car
mieux eût valu me taire.
ALBERTINE.
Pourquoi?
JACQUES.
Parce que je n’avais pas besoin de l’affirmation d’un autre
pour être assuré de votre innocence.
ALBERTINE, mémo ton.
Pourquoi ?
JACQUES.
Parce que, si vous aviez commis une pareille faute, vous
n’auriez pas attendu qu’un autre me l’apprît ; vous me l’au-
riez révélée vous-même. Du moment que vous ne m’aviez
rien dit, c’est qu’il n’y avait rien à dire.
ALBERTINE.
Vous croyez donc qu’une femme qui a été assez hypocrite
pour ne rien avouer à 9on premier mari, redeviendra tout à
coup assez loyale et assez franche pour faire au second un
aveu qu’elle peut penser ne pas lui devoir.
JACQUES.
Oui, si elle se repent sincèrement.
ALBERTINE.
Et, dans ce cas, lui pardonneriez-vous ?
JACQUES.
Moi?
ALBERTINE.
Oui, VOUS.
Non.
JACQUES.
Jamais?
ALBERTINE.
JACQUES
Jamais 1
ALBERTINE.
Il faut être bien sûr de soi pour être aussi impitoyable
pour les autres.
JACQUES.
Que voulez-vous!... c’est ainsi. Il est impossible pour un
homme de vivre une heure avec cette pensée que la femme
qu’il aime a appartenu à un autre.
ALBERTINE.
Vous me pardonnez cependant d’avoir appartenu à M. de
Merris ?
JACQUES.
M. do Merris était votre mari, et il est mort; mais ren-
contrer dans son chemin, coudoyer tous les jours un homme
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ACTE TROISIÈME 63
qui... et le savoir!... Ah! tenez, ne parlons pas de ce!a,Al-
bertine, car la supposition même n’en est pas supportable.
ALBERTINE.
Parlons-en, au contraire.
JACQUES.
Parce que?
ALBERTINE.
Parce que votre ami vous a dit la vérité.
JACQUES.
Quel ami?... quelle vérité?... quoi?...
ALBERTINE.
J’ai été la maîtresse de M. de Brévans.
JACQUES.
Vous ?.. Ah ! vous voulez m éprouver sans doute?
ALBERTINE.
Je dis la vérité.
JACQUES.
Puisqu’il m’a juré sur l’honneur?...
ALBERTINE.
Il vous a menti, comme il est permis, dit-on, à tout galant
homme de mentir en pareil cas, car un homme n’est pas
déshonoré pouravoir volél’honneuret le repos d’une femme,
mais il le serait pour l’avoir dit. Quand vous avez rencontré
M. de Brévans, nous venionsd'avoir unedernièreexplication;
il m’avait promis de nier, le cas échéant, et il venait de me
rendre mes lettres, dont le feu de cette cheminée a respecté
une partie, comme si le feudui- même ne pouvait pas détruire
entièrement les preuves matérielles d’une faute. Reprenez
votre parole, mon ami, je ne suis pas digne d’être votre
femme... Adieu.
Elle tombe assise près du guéridon, sur lequel elle s’accoude, cachant son
visage dans scs mains.
• JACQUES.
Mais vous l’aimiez donc, cet homme?
ALBERTINE, sans bouger.
Il faut que je l’aie aimé ou que j’aie cru l’aimer !
JACQUES, avec colère.
Je le tuerai !
ALBERTINE, de même.
Cela ne changera rien. J’aurai commis une faute, vous au-
rez commis un meurtre; nous serons deux à avoir des re-
mords, au lieu que je suis seule.
JACQUES.
Mais je vous aime, moi !
ALBERTINE , de même.
Vous me mépriserez... et l’amour s’en ira.
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64
ALBERTINE DE MERR1S
JACQÜKS.
Mais je vous aime depuis douze ans! mais, depuis douze
ans, je no pense qu’à vous! mais je n’ai pas parlé d’amour à
une autr# femme, moi!... Et pendant, que je vous adorais, que
je travaillais pour vous là-bas, — car je ne sais quoi me
disait que, malgré votre mariage, ma destinée était liée à la
vôtre, — vous me trompiez lâchement; car c’était moi que
vous trompiez, car votre mari ne vous aimait pas...
ALBERTINE, se levant.
C’est peut-être mon excuse.
JACQUES.
C’est vrai. Mais au moins quand vous m’avez revu!
ALBERTINE.
Quand je vous ai revu, Jacques, j’ai eu honte de moi. Puis
j’ai eu un moment d’espoir, tant vous m’aimiez! Puis, j’ai
compris qu’il fallait renoncer à ce bonheur, à moins que je
ne consentisse à mentir et à me mépriser moi-même. Et le
bonheur est-il possible à ces conditions-là? Voilà pourquoi
j’ai mieux aimé tout vous dire; car, si j’ai perdu l’honneur,
j’ai conservé ma loyauté. (Elles’assied sur le fauteuil.)
JACQUES.
Vous avez bien agi. Je vous estime et vous pardonne.
ALBERTINE.
Que dites-vous?
JACQUES, à genoux devant elle
Je dis que je vous aime tellement, qu’il ne m’est plus
possible do vous arracher de mon cœur ni de ma viel Vous
serez ma femme.
ALBERTINE.
Jacques! c’est impossible.
JACQUES.
Pourquoi?
ALBERTINE.
Parce que vous vous croyez plus fort que vous n’êtes.
Parce aue vous prenez votre colère et votre jalousio pour de
l’amour. Parce que je me rappelle ce que vous m’avez dit
tout à l’heure, et que, si vous me pardonniez, vous, moi
j’entendrais toujours vos paroles, et je ne me pardonnerais
pas.
JACQUES.
Je t’aiderai à oublier, il faudra bien! Au fait, c’était à moi
d’être là, de veiller sur toi, puisque je t’aimais. Insensé! qui
vas chercher au loin la fortune, et qui perds le bonheur! Tu
n’as pas osé combattre un préjugé, eh bien, maintenant
répare la faute! Nous partirons..
* Jacques, Albertine.
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ACTE TROISIÈME
63
ALBERTINE.
Comme vous voudrez... Où irons-nous?
JACQUES.
N’importe où! A Florence, à Naples...
ALBERTINE.
En Italie!.. (a?cc effort.) Jacques!..
Eh bien?
JACQUES.
ALBERTINE.
Autre part. C’est là que j’ai rencontré M. de Brévans pour
la première fois.
JACQUES, avec colère, se levant.
Madame !...
ALBERTINE, très-calme.
Vous voyez, mon ami, que le pardon n’est pas facile; votre
rêve est irréalir-ablol II y a des absolutions qui n’appar-
tiennent qu’à Dieu, parce que celu i— là-^soul peut pardonner
sans effort, qui est la suprême justice et la suprême bonté!
Je souffre beaucoup, mon ami, je vous le jure, et je fais ïl un
grand effort dont je mourrai peut-être, mais je mourrai au
moins avec mon estime et la vôtre. (Se levant.) Non, Jacques,
vous avez raison, il ne faut pas épouser une femme déchue
quand un autre est l’auteur de sa chute. Je serais irrépro-
chable, moi, comme vous l’êtes, et j’apprendrais que vous
avez commis une action lâche et déloyale, que vous avez
volé ou trahi, que je ne pourrais jamais vous pardonner,
Q uelque amour que j’eusse eu précédemment pour vous.
a faute veut l’expiation; ou bien, alors, il n’y aurait plus
de justice et d’équilibre en ce monde, si les femmes coupa-
bles prenaient au foyer conjugal la place des honnêtes et des
vaillantes!.. Tandis que je faisais mal, moi, tandis que là-bas
vous pensiez à une pécheresse qui ne méritait même pas un
souvenir de vous, il y avait ici un être chaste qui ne vivait
que pour vous, qui vous adorait sans l'espoir même que vous
le sauriez un jour, et qui serait morte plutôt que de trahir le
serment qu’elle n’avait cependant fait qu’à elle-même. Voilà
la femme pour laquelle vous ôtes revenu sans le savoir, mon
ami. Voilà celle qui vous rendra heureux, qui n’a jamais
failli, qui ne faillira jamais ! Accordez-moi cette preuve de
pardon et de confiance de la recevoir de ma main, afin que,
clans vos joies de famille, il y ait encore un peu do moi dont
votre sainte femme ne puisse être jalouse. Voyons, donnez-
moi la main, mon frère, et tâchez d’être aussi fort que moi.
A partir d’aujourd’hui, je n’ai plus rien à craindre de per-
sonne, ni de vous, ni de moi. Je vais me faire vieille femme
tout de suite pour plus de sûreté. J’ai idée que mes cheveux
gris pousseront de bonne heure ; ce sera autant do fait, n’est-
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ALBERTINE DE MERRIS
ce pas ? Allons, riez un peu, si vous ne voulez pas que je fonde
en larmes!.. (Fanny entre.) Entrez, Fanny. Entrez tous, mes
amis !
SCÈNE IX
Les Mêmes, ANTOINETTE; nn pen après, DE CHAZEUIL,
FANNY, JOSEPH.
ANTOINETTE *.
Qu’y a-t-il?
ALBERTINE .
Bonne nouvelle! (Prenant la main de Fanny.) Nous partons
demain pour la campagne, où tout va se préparer pour un
mariage.
ANTOINETTE.
Ah 1 . . .
ALBERTINE.
Le mariage de ma chère Fanny.
DE CHAZEUIL.
Hein !
ANTOINETTE .
Comment?...
JOSEPH.
Ah! merci, madame, de l’avoir persuadée! Et croyez bien
qu’elle sera heureuse.
ALBERTINE.
J’y compte, monsieur, car elle épousera l’homme qu’elle
aime depuis longtemps.
JOSEPH.
Depuis?... Mais cet heureux mortel?...
ALBERTINE.
Il vient de l’apprendre tout à l’heure de ma bouche.
FANNY, bas.
Madame...
ANTOINETTE, qui s’est approchée d’Albcrtine.
Tu as donc parlé?...
* Jacques, Joseph, Fanny, Albertine, Antoinette, deChazeuil.
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